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18/05/2020

Perfumare I

Un parfum est des récits
qui n'ont un titre que pour pouvoir être relus.
Un parfum est des histoires à raconter dont une seule a été véritablement écrite, moitié par des mots, moitié par des signes, l'originelle perdue à tout jamais dans le souvenir oral de son élaboration. Le temps de l'alchimie n'est pas révolu.
La trame d'un parfum est consignée dans la géométrie triangulaire (ou quadrature pyramidale) de ses notes qui sont des amers imprécis soumis à des familles évanescentes où les lois changent et dont on réécrit l'histoire.
À partir de la note de tête, et plus exactement à la seconde où la narine est perforée par l'invisible du parfum, jusqu'au plus profond de la coulée spatio-temporelle possible ici-bas, tout est réécriture d'invention, motif de conversation, interprétation, citations, correspondances, introspection, inquisition ou madeleine, miroir ou appât, confession, récit mnémotechnique, identification, course-poursuite, cristallisation, littérature et références de civilisation, tissage savant des traces humaines les plus lointaines, révélation, re-ligere, mystère.
Des mots encore et toujours à la recherche du sacré : perfumare une abstraction, ou l'invisible.

 

 

Ne jamais chercher à avoir le dernier mot ;
dernier est un mot aux allures définitives,
au parfum d'adieu.

Un parfum charnel est
un débat byzantin dont l'intérêt principal
est d'en parler toujours,
à fleur de peau.

La lavande, en toute puissance
à genoux
du champ de cailloux à la fiole,
à la folie
pour un homme.

 

 

ROSANNA (Portrait au mêlé-cass) *

Au pied du château des Croups, sous l'aplomb fort d'une falaise de grès qu'il faut entièrement contourner par l'ouest pour accéder par une seule route étroite à l'entrée du domaine, s'étendent de nombreuses dépendances appelées les Essarts. Les bâtisses à l'ombre perpétuelle de la falaise avaient servi naguère de magasin de pierres pour ériger les nouvelles maisons (on parle là des nouveaux murs qui ont tous plus de trois siècles), cette fois au-delà de la glacière compacte de la roche, à peu près exactement le long de la rivière qui elle-même déborde de tous ses arbres le tracé lumineux que le soleil fait passer hiver comme été par-dessus les Croups. Il serait presque plus aisé de se laisser aller par la rivière qui contourne la falaise par l'est (avant de foncer dès la sortie des Essarts, accélérée par les trois biefs ; trois biefs justement), mais il y a bien un chemin. La longue route ouest pour rallier Croups aux Essarts donne très imparfaitement le ton des relations. C'est un beau domaine où il y a du travail à n'en plus finir.
En été en campagne, loin des grandes routes, on travaille toujours à différentes choses ou bien l'on ne fait rien d'ailleurs, c'est une question de point de vue. Qui sait que l'attente de l'homme aperçu fumant au bord d'un champ c'est celle de son fils qui est parti lui chercher un outil pour réparer une clôture électrique, puis tronçonner une grosse branche tombée la semaine dernière en travers du chemin plus loin ; qu'une longue partie de cartes est une partie de cartes, il est quinze heures, il fait excessivement chaud, et un observateur avisé mais de passage ne saura pas voir les hommes du même jour finir de moissonner à trois heures du matin parce qu'il n'était pas possible de faire autrement. Julie tresse des roses, Martin a repris ses ciseaux à tailler pour avancer l'évier aggravé d'une salamandre promis à sa mère pour l'entrée du jardin, Madalena bine les tomates en sourdine parce qu'elle a besoin de se chauffer le dos à toute heure, le monsieur sur le banc dans l'aître n'est pas un touriste en repos mais Bertrand, le curé, abîmé de pensées contraires avant un enterrement familial. Octave, décidé à faire une expertise personnelle de la collection de timbres de son père à partir du site en ligne que lui a obligeamment signalé la cousine des Ursules et ce avant la brocante de la semaine prochaine. Mélanie virée la semaine dernière s'en va en ce premier jour de bonne résolution, pédaler et cracher sur les routes le trop de cigarettes. Carine lit et sa petite sœur a les pieds dans l'eau fraîche de la rivière, Carine qui ce dimanche essaie de rattraper son retard dans ses cours par correspondance. Depuis sa chaise longue Éléonore surveille d'un œil, et surtout de la pointe aiguisée de son nez, le léger bouillon de son cassis dans un chaudron en cuivre, elle aussi lit et elle sourit à cette phrase : "si le souvenir de sa grandeur passée venait à le hanter, il en ressentait plutôt une fierté naïve, un peu comme s'il eût lâché un empire pour cultiver des laitues" ** pendant que Valère son mari répare pour la troisième fois la barre centrale du petit guéridon de la vicomtesse des Croups qui doit continuer à y appuyer de tout son poids son pied quand elle téléphone, il va donc falloir renforcer d'une longue latte en-dessous, parfois elle l'agace vraiment la vicomtesse.
Quelques chemins emmêlés vont et viennent par l'est donc, inutilement larges à certains endroits pour ne recevoir un peu plus loin qu'un pied devant l'autre, où à main droite en descendant il faut se tenir prêt à saisir une branche et bien s'équilibrer du bras gauche voire s'aider d'une courte apnée d'anxiété lorsque les seules branches sont de grands houx fringants (bizarrement c'est sans danger lorsqu'on monte). Tout cela n'est d'aucun problème pour la dame qui descend par là, elle fait le trajet plusieurs fois par an depuis des années et des années. C'est Lady Rosanna qui descend aux Essarts.
Au premier bief, elle quitta ses chaussures et son pantalon, noua les grands pans de sa chemise blanche sur son ventre et s'engagea dans l'eau jusqu'aux cuisses, sans frémir. Elle se dirigea tout droit vers les pierres plates en provoquant de grandes gerbes du plat de la main, souleva même des poignées d'eau qu'elle projeta jusqu'aux arbres ; tout retomba sur elle en une pluie de grosses gouttes sous lesquelles elle courba la tête et rentra les épaules, frémissante. Elle trouva la première pierre qui faisait là comme une marche, puis se hissa sur la seconde à partir de laquelle on n'avait plus de l'eau qu'à hauteur des mollets. Le courant qui était sensible battait autour d'elle, alors elle griffa franchement du bout des ongles des doigts de pied la mousse glissante pour assurer sa pose et rester là un moment, toujours le même moment au milieu des eaux courantes, du dôme de feuilles et des points de lumière, intense à cette heure. Elle avait un peu partout des repaires de ce genre dont elle ne parlait à personne ; qui cherchait, trouverait, mais qui cherchait ? (à s'isoler, à respirer la terre, l'eau ou des cailloux, à attendre que leur odeur revienne et s'en souvenir. À s'isoler). Lorsqu'elle crut s'assurer ensuite sur la troisième marche, la pierre se déroba comme si elle n'avait jamais pu être que roulante et la fit basculer, en aval, pas de trop haut car le premier bief ne l'est pas mais assez pour épouser à la dure quelques roches, s'égratigner le dos, fendre sa peau sous le petit orteil du pied droit, en se rétablissant mal d'ailleurs (et se tremper intégralement). Elle pouffa de rire, mais de nervosité, fut un instant tentée de défier à nouveau la troisième marche pour s'y tenir, mais l'angle inédit près de l'eau en cascade qui lui aspergeait les reins était plus beau que tout. Elle sentit avidement ses mains, pressa son nez sur ses bras, elle respirait les cailloux froids.
Dans un chemin des Essarts, Lady Rosanna marchait doucement au grand soleil. Un peu défaite mais souriante, elle arriva chez sa demi-sœur Éléonore qui l'embrassa en lui disant : Lady Rosanna tu n'es pas sage... et l'odeur du cassis qui semblait avoir été foulé avec tout le parfum de rose qu'exhalait sa peau en train de sécher lui plut infiniment.

* Portrait of a Lady / parfum par Dominique Ropion
** Marcel Aymé, Brûlebois

 

 

 


Μήδεια
Je me souviens quand Médée vidait de son sang
le père de Jason, lui reversant du sang neuf.
Un clapot parfumé battait à nos oreilles,
perforait notre narine, convulsait notre cœur :
la mystérieuse promesse nous liant à la terre
hurlait de puissance et s’écoulait en douceur.
Nous savions alors, lécher le parfum des pierres.

 

 

Le jasmin du boucher
 
Ce boucher avait de l’adresse
qui frottait ses mains grasses dans le jasmin
noué en gros berceaux à ses fenêtres. 
Il oignait ses tempes, en massait son ventre.
Les pétales collaient à sa peau sous sa chemise,
le froissement blanc s’accordait au drap
(le Dieu Pan n’aurait peut-être pas mieux fait.)
Il avait son cœur au bout de la hampe,
criait de joie en foulant les fruits.
Aussi pressées de caresses fleuries, 
on courait au musc.
L’alcôve suintait un épais parfum de lait.
Le bel été.

 

 

 


Parfum 19 *

Elle eut le geste parfum pour balayer l’instant d’avant. Elle pensa : c’est fou comme un parfum, pour ce qu’il recèle de gloire (c'est-à-dire qu'il est un agrégat – mais le mot gloire est plus juste pour dire cette accumulation dense de particules en nombre infini tout droit issues d’un passé sensuel) un parfum peut changer une femme, la faire passer de petite-fille embarrassée avec trois mots, jolie souillon dévouée aux marbres, pâle employée modèle, à conquérante en basse continue.

Ainsi elle aimait la première averse métallique qui éclaboussait de son alcool fort le désordre général, le temps d’être rejetée en arrière par cette lampée de rhum trop vert, à la puissance térébrante, mais nécessaire à une entaille verticale dans l’épais rideau du temps. S’ouvrait alors une plaine d’iris fauves fauchés en pleine verdure, soulevés de rhizomes, qu’elle parcourait avec l’ivresse des beaux malheurs et la bouche longtemps fourrée de bergamotes presque trop mûres, discrètement avide de se pourlécher les doigts de leur beau sucre orange, piquant de poivre, semé de fleurs, devenu fleuve narcotique frissonnant du même silence trouble que celui des végétaux sous la neige et du mot réséda, glissant aux pieds des arbres dont l’écorce lisse poudroyait au moindre souffle jusqu’à son lit de mousse, la secrète essence donnée dans les grandes forêts de chênes qu’elle avait connues pendant les mille ans de son enfance. (Et quitter la forêt, vêtue et résolue de pied en cape.)

* un parfum Chanel, N°19 créé par Henri Robert (1970)

 

 

 

 

Rien que le murmure de l’âge
d’une pierre meulière broyant les fruits,
d’où s’en viennent les huiles, le gras viride et or.
Lorsqu’elles auront été mangées
d’autres fruits viendront.
– Demain serait aussi simple ?
– Autant que de me taire dans ma langue
qui s’ébroue d’un fort gingembre rose,
et dont il te revient en silence
de partager le goût.

 

 

 

 


Iris Poudre *

Ce parfum-là présente au récit la difficulté de ses matières premières, celui des beurres qui renferment irones et coumarines. Il faudrait se voir découvrir un petit pot d’aspect banal en porcelaine blanche et n’y trouver qu’une pâte claire. Elle serait dense, opaque et elle ne sentirait rien. Quelque chose comme l’austérité dans un petit pot de crème, ce à quoi l’esprit ne veut pas résister car c’est détenir la matière même d’un oxymore. Sa belle texture froide (est-ce la porcelaine ? est-ce sa densité propre ?) repose comme un bloc de matière brute, il contient tout, ne dit rien. Il faut trois ans pour cultiver les rhizomes d’iris, trois ans encore pour qu’ils sèchent convenablement, après quoi la poudre des rhizomes broyés se sent toujours rien. L’entraînement à la vapeur sous pression de cette poudre ultrafine bouche les conduits, il faut sans cesse arrêter le processus, nettoyer, recommencer. Le beurre obtenu sent la violette ; les Égyptiens l’utilisaient ; l’iris devint la royale fleur de lys. C'est une des odeurs naturelles les plus statiques et intenses du plaisir olfactif. Ce parfum-là pourrait être une concrète, une étrange fleur cireuse qui fondrait très lentement entre les doigts en s’y appliquant comme un gant de peau très fin et velouté, à la fois mat et glissant, glissant le long du bras, gagnant l’épaule, le creux du cou, enserrant fermement la nuque pour obtenir l’attention de l'oreille et y chuchoter (...c’est un palais. C’est un fantôme de chair, silencieux en son fauteuil et je lui fais la lecture de toute mon imagination. C’est mon fantôme de chair, silencieux dans mon palais.)

Ou les gants d'un conservateur des manuscrits, tout imprégnés du parfum de la cire fleurie (encre, poudre et violette toujours) dont on nourrit chaque centimètre des boiseries, les grandes volées qui conduisent aux réserves, les tables d’étude, les portes et les fenêtres, leur antique pesanteur redoublée par le silence, y souriant comme un gentleman-cambrioleur aux correspondances sûres qui se sont établies entre le contenu des livres et la signature de l’air. L’air est à facettes, il est stupéfiant de ces trésors qui pulvérisent l’âme pleine de chagrin ou de certitude : trésor des longues fenaisons de juin qui déclinent la matière en silence et éclatent de joie lorsque le parfum de la flouve mûrissante justifie par l’absurde le labeur démesuré des hommes. Trésor de la vanille, la gousse et la fleur cireuse devenues une unique goutte à la commissure des lèvres cependant qu’un rideau de poudre d’iris ferme la pièce sur l’intimité, la réminiscence épidermique de la caresse, comme se refermerait un monolithe.

* un parfum par Pierre Bourdon

 

 

 

 

 

Pyxide promise pyxide due.
Modeste ou de démesure ?
D’os ou chryséléphantine ?
C’est une petite boîte toscane
remplie de concrète au tabac et à la vanille.
J’aurais dit merci,
avec des volutes antiques et des accents graves
au bout de la langue.

 

 

 

 


Premier Vaisseau *

Le beau parfum que voilà. D’abord quelques mots en guise de repères olfactifs pour lancer des échelles rudimentaires entre les rives de l’indicible qui courent le long du nez et le continent magmatique du dessus : la tête. En tête, des notes de fleurs blanches diaprées de thym noir et de poivre. Cœur : bois de rose, fève tonka. Fond : cèdre et santal ; voilà le cadre dans lequel on voudrait que chaque homme qui porterait ce parfum trouvât à s’incarner, cadre rigoureusement classique au même titre que la moindre page d’un livre de gravures anciennes, mais alors, pour moi, celles de L’herbier des dunes et toutes les « images » rapportées de la circumnavigation de Duperrey et Dumont d’Urville, parce que les embruns du récit apporteraient une très intéressante note saline, en une sorte d’allusion persistante et énigmatique quand le cèdre a tout de suite un poids d’une sagesse reconnue, rassurante. Une odeur de roche couverte d’algues où parfois se fracassent les bois des embarcadères arrachés une nuit de tempête, les tonneaux répandus d’un naufrage, une odeur très proche du goût mais qui s’évanouirait et que l’on chercherait alors éperdument à saisir à nouveau pour ce que sa puissance, capricieuse à se donner ou aveugle et déferlant sur nous, recèle de vérité sur la vie. Une note disparate heureusement prise dans les mots se souviendrait-on, dans les embruns du récit aux confins océaniques, que l’on reprendrait encore et encore. En finit-on de ces voyages accomplis dans un passé mythique où le danger infini des vastes océans et des espaces inconnus reposait dans la poigne solide des êtres braves – par conviction ou par nécessité d’ailleurs. Les équipages des fortunes, les conquêtes, mais les conquêtes de quoi donc déjà ? Et que leur était un parfum, alors ? La combinaison de deux ou trois essences sur une île lointaine. Une perception fulgurante de la beauté comme le fut celle des tatouages bleus des femmes polynésiennes. Inoubliable. Indéchiffrable. Mais tout savant mélange simple enrichissait l’alphabet intime de leurs sensations, trop peu hélas et l’esprit incapable de composer avec ces nouvelles notes trop brèves les ramenait peut-être par vagues olfactives à leur terre familière. La tubéreuse ou la tiaré tahiti étaient peut-être tantôt l’accomplissement fugace d’une quête dont ils étaient loin d’avoir tous de sa portée une claire conscience ou bien la quintessence édénique du lilas blanc chauffé au soleil des ardoises de leurs maisons, la giroflée en cascade penchée sur leurs bassins, les pommiers en fleurs à perte de vue sur les collines où de partout, de partout l’on voyait la mer. Partiraient-ils encore, s’ils savaient ? Nous partirions plus que jamais, s‘il était encore possible.

*… est un parfum qui n’existe pas

 

 

 

 

 

Pour parvenir jusqu’à son nez il faut dire
         the days of Pearly Spencer *
la plateforme de bitume sous le soleil
les containers à déchets, tout un travail saoulant
mauvais contre les démiurges les au suivant au suivant
et sa face frustre et ses frusques mais – sauvé ! –
orangé dans les déchets verts voilà qu’il saute,
et avec la fourche… Le soleil crame pour lui les récréments
douceâtres chlorure éthylique, arsenic et menstrues
mais des cadavres de toutes choses défaites il reste
toujours un parfum. Ce sera moi,
souriante parmi les charognes mécaniques.
Il serait Léon, j’apporterais mes ronces.
Sous mon chapeau je sens bon et j’ai les pieds sales,
il le sait car il est timide, il regarde mes pieds.
Je suis chez moi,
je suis à vous.

* David McWilliams

 

 

 

 

 

I *
C’est en cuisine qu’il se trouve
un parfum d’huile en de précieuses jarres
[l’adjectif pour qu’elles soient brisées]
le parfum répandu en quantité.
Désœuvré dans l'instant se rappeler par le plaisir lancinant,
à la leçon de l’abondance
— sa manière dure.

II
Non pas un talc où il fait bon tremper ses mains,
ce parfum est un suint de récoltes grasses
brodées d’initiales quand
on sent trembler la terre
sous la noria des moulins
écrasant les noisettes fraîches.
Le futur est dans le silence.

III
Baroque d’or en feuilles
soulevées au moindre souffle d’air
des palmes farineuses.
Dans le lait point l’envie, perce le désir.

IV
Puis si vient un talc hésitant
à la caresse, éviter un temps
le contact ; chantourner,
mûrir ;
sous bec rapace
à lui s’ouvrir comme un fruit de lin blanc.

* Un Bois Farine, J-C Ellena

 

 

 

 

Dans le sillage de l’écrasée mécanique,
les fenouils des bords des routes
exhalent un parfum de poivre noir.
Crier sa question, chanter, garder haut le cap.
À minuit encore en terme quantique
poivre noir et fenouil au silence s’ajoutent.

 

 

 

 

 

Dianthus nocturne (à Y.)

Il y avait dans ton enfance de ces mélanges
des œillets gris clair et chair couvrant la terre
dont le parfum recherché montait le soir jusqu’à ta tête
sans cesse poursuivie par des lettres à l’immortalité
       (comme Ys est le nom de celle
armoriée sous la surface de la mer),
mais bien moins capricieuses à se donner
que celles entrevues au fond du livre refermé.

 

 

 

 

Elle parlait en cachette à ses robes
serrées dans une armoire noire
au mur d’une chambre vide,
le nez muet.
Elle s’étouffa d’une perle en suçant son collier.

Fleurit un parfum de muguet des forêts quand
trois tulipes mauves pâlissaient dans un vase.

 

 

 

Je fus enfant

Je fus enfant né dans l’Empire et dans l’ombre
d’une femme heureuse, nichée dans ses étoffes
vertes, soies indiennes, tussores à grain vivant,
tissées aux racines du vent disait-elle,
fourrées de fleurs, d’oranger, d’oiseaux
et d’autres pailles dorées attrapées en chemin.

Mais dans vos étoffes violettes froissées de
vert sombre ma savante Néroli,
la nuit, savante Princesse, moi,
la nuit, je vous rêvais nue.

 

 

 

 

 

Un homme marche

Un homme marche dans une forêt d’eucalyptus.
Juillet distille un air brûlant et une ombre de cire,
bleue pâle. Le ciel est comme un grand pot
de calcédoine renversé. Les troncs pèlent
en feuillards de cuivre, en vélins desséchés.
La forêt est en bel ordre tombant,
poudré de mica bleu, un grand désordre
liquoreux au fond d’un verre.

Toujours ce goût, le parfum d’une femme
trempée près d’un grand feu ;
et l’homme touche à l’extase,
l’extase de juillet.

 

 

 

 

 

Et, déraison

Il cultiva en pot : un caféier, du gingembre, des cosmos chocolat et le pavot bleu, l’oiseau du paradis, un taro de Chine, une vanille et une vanda, du coton et toutes sortes d’agrumes. En tiges maigrelettes, en feuilles jaunies, stériles ; tout végétait et crevait bientôt. Mais il voulait pour lui la preuve de la variété et de l’étrange, dompter l’exubérance. Il enviait l’ailleurs, j’aimais Cologne bigarade* et La nuit du citron musqué**, nous nous en sommes détesté avec violente raison presque jusqu’à la fin.

* Jean-Claude Ellena ** Mario Avati

Perfumare II

À chaque jour suffit son parfum, provocation
en chambre familière, son orient bizarre. 

Ce jour, 
lecture d’une amande dans une chambre 
fenêtre grande ouverte, seule, si ténue
que mourir l’effleure, mais plus tard, amande, 
animale s’est incrustée dans le froid
a fait barrage de bois et de cerise, 
chambre au jardin, cette vieille lune 
traversée d’encens, reprendre prières au jardin
avec précieuses pauvres offrandes,
camphres, résines d’une vie les détails
des matières et du désir, un long cours à l’écart, 
c’est vivre au moins entre le rire et la caresse.

 

 

 

Le parfum des fleurs blanches est un défi tubéreuse
à la conversation suivie, gardénia s’il l’est de près 
donne un silence troublé, narcisse n’est pas seul prétexte
à l’écœurement possible, il y a magnolia, sa touffeur 
appelle un verre à fleur d’oranger en couronne, hymen
un rêve à s’en frapper l’esprit frangipanier, 
la conversation est dans de beaux draps néroli or
il faut choisir son camp, penser datura, mourir approche
la finesse des esprits karo kouroundé est jeté sur les plaies, 
défauts de l’existence sous l’osmanthus, mentir, composer jasmin 
non, le jasmin toujours pas sauf au jardin, et muguet
son parfum impossible qui me connaît.

 

 

Ce parfum je le trouve, de mémoire, 
infus à la lettre jaune, piquée que je fus 
(non pas insouciante car c’était peut-être l’heure)
un jour lointain, par une abeille noire ;
étrange lien d’un crime sans crime et sans auteur
que cette allégresse suave avec rappel au tombeau.
Ce parfum, je sais le trouver sans rendez-vous
sur les pentes difficiles, les mauvais chemins
et quand il surgit tout armé parmi l’ingratitude 
la beauté vient, sur une longue foudre jaune.

– Qui ne connaît le parfum profus des spartiers à tiges de jonc ?

 

 

 

Dans la chambre, l’alcôve sous le rideau
– sous l’œil indiscret le parfum bondit
entré par la fenêtre jour d’ex-voto
se dit réjouissance de sucre glace
miel poudre le mimosa, et enlace.
Que sont les prières, l’attente, le plaisir.

 

 

 

 

Elle tient à un fil la mort est au bout
mais encore un tapis de violettes
à cueillir sur un pied la vie se joue
plaisir et défi, marelle ou comète
dans leur odeur de poudre se noyer
elle l’inoubliable moi l’inachevée.

 

 

 

 

Un parfum vert infuse l’air qu’on respire,
la sueur la laine et toute la chevelure
puis jouera la tourmente jusqu’au soir, 
dans le flacon des murs : un andain d’orties fraîches 
et de ronces broyées ne sont jamais vaincues,
c’est vous qu’elles apprivoisent avec la nuit.

 

 

 

 

 

I
Il reste peut-être les iris des jardins
qui font un ourlet de mousse bleu clair
d’une façon qui tire les larmes de l’enfance,
aussi faut-il les négliger sans hésiter.
Optez pour les fièvres baroques, couleurs, alarmes
plutôt que ceux-là, pâles et qui n’inspirent rien.

 

II
La fleur petite, vite fanée, qui vire à l’encre,
son papier chiffonné, cela aussi rappelle
– qui empêche ? – les lettres par lesquelles on s’est brouillé.
La fleur, comme illisible d’ailleurs, compliquée
protégeant quoi, avec rien, un mouchoir fin
dénoué mais demeuré en cage par mystère
cela aussi rappelle – qui l’empêche ? –
le refuge fragile d’une contenance
quand parfois l’on rougissait de comprendre.


III
Iris palladia,
il faut convoiter cette chose, ses laids rhizomes
ô princes crapauds promis à la dessiccation
puis fortune, sexe et littérature
le génie dans la bouteille a bu
l’irone – toute la formule de la passion.
Reste la fleur petite dans sa mousse bleu clair,
sur laquelle on ne se penche que pour vérifier
souvent qu’il faudra la toujours bien négliger
dans la griserie de son illisible désuétude.

 

 

 

 

 

 

I
Un muguet profitait dans l’ombre citadine
d’une courette louche abritant des trafics.
Une razzia, mais soigneuse, prélevait presque tout ;
qui, une mère, une copine – non, pas de fric –
d’énormes bouquets, en fraîches et fières surprises.
N’est-ce pas touchant, d’un mai à l’autre,
les cueilleurs cependant, changeaient souvent.

 

II
Il y a du muguet,
toujours, dans l’ombre ingrate d’une terre écachée,
des couverts humides où poussent ses ailes noires
en formation drue, entre faiblesse et danger,
des ailes immobiles clouées par un regard
apprivoisant l’ombre entre peurs et maladresses
– sous-bois trop silencieux ou jardin aux aspics.
Bientôt du muguet en fleurs les perles blanches,
blanches d’évidence dans l’ombre tout comprendre
– perles, parfum – pure convoitise,
mais je la sais.

 

III
Verdict : désirable muguet
et tandis que l’on s’enivre de son parfum
l’éphémère d'un parfum pour me dire
– car l'on est fou –
dans l'esprit tourne la roue du temps
et je ferai, avec la même terre
– fou et sage – la pensée du très peu,
quelques jours et d’un an j'avancerai dans l’âge,
le tour du soleil.

 

IV
Le muguet les yeux fermés :
pointes souples & rubans talqués
fruit en masque de porcelaine
au souffle vierge langue verte.

 

 

 

 

 

Jean Giono – écrivain – créa tout le narcisse
à l’esprit enfant qui en vivait sans les mots.
Le parfum à vomir, l’édifice sous l’eau
le mouroir qui s’y cache les embruns dans la terre
le vers nacre et le paradis énucléé
d’une part sombre – ne rien perdre – la dire pour s’en nourrir.
Sa langue cerne au mieux le silence, le narcisse.
Une histoire amoureuse en poursuit l’exercice.

 

 

 

 

 

Le flacon est à moitié vide, de son parfum
qui contient toute une enfance, un passé, juste un
quelque part le bois blond d’un hangar à tabac ;
le reste qui est trop riche, on ne le sait pas
possible dans une cour pavée où des fillettes jouent
et de leurs pensées c’est ce parfum le moins flou.


Le flacon est à moitié plein, la liste est longue
des choses apprises, vanille du sang des pertes l’onde
jusqu’à aujourd’hui d’un seul fracas d’origine,
celui d’avoir été posée avec amour
en équilibre sur la terre.

 

 

 

 

 

C’est une demi-imagination folle née
et nécessaire, dont je suis l’orante dissipée
du miasme à la jonquille* mille croyances, un ciel ;
qu’avons-nous perdu ? Un certain étau du temps.
La faucheuse était-elle pleine d’équanimité ?
Toujours quelques charognes sont là pour rappeler
la leçon des couleurs primaires à mon nez,
les parfums sont à côté, poussant à plaisir
gémissements secrets, et le souvenir
de quelles matières quels messages aux premières aubes ?

Rien qu’une eau parfumée mais d’un certain pliage :
un consentement à vivre dans les épines
où faire une patience à la rose églantine.

*Alain Corbin

 

 

 

 

 

Il y faut l’été, ou un hiver pourquoi pas
la fenêtre est ouverte, l'univers est présent.
On ignore comment vient le moment, si c'est la nuit,
le jour, quand l'homme est nu et prend son temps.
Est-ce qu’il creuse l'espace du regard, le vide
ou bien en lui examine l’étoffe ;
et pourquoi quelques pas en étreignant sa nuque.
Comment vient le moment, si c'est la nuit.
Le fait est alors : toujours le même geste
de verser sa cologne dans sa main en coupe prête,
serre l'eau sur son cœur, remonte vers l'oreille
s'attarde à peine sur la nuque et en tord ses cheveux.

 

 

 

 

 

 

I
Vengeance innocente du paysage
le matin vers sept heures, des litres de parfums
déversés sur la route, sur le trajet de quille
désireuse que je suis, bouleversée saisie
d’abondance, fruits mûrs, pêche blanche dans l’air
sans fruit sans récolte visible langue arrachée
un simple avertissement des parfums blessants.

 

II
Dans les mots forer le parfum,
la chair fraîche doit s’y cacher.
Nous disons donc le chèvrefeuille d’hiver :
arbuste insignifiant, malingre et troué d’air
dont les toutes petites fleurs
– une sorte de pelure à la finesse atomique,
d’une très grande pâleur de citrine –
ont des muscles en ruisseaux parfumés
claquant au nez affamé des doses stupéfiantes
avec rien, de toutes petites fleurs en pelure
et d’une très grande pâleur de citrine,
soit : une folie transparente pour la vie
sur la terre endormie.

 

 

 

 

 

À quoi s’accorderait le goût du sang
ce goût curieux sur la langue
depuis l’enfance innocente
de fleurs trop fortes et incomprises
mais qui ferait dire que la pudeur n’est plus de mise
et avec une audace mémorable, brassée de menthe
à la verdure liée, terreuse puis humide par serment
chuchoté vétiver recouvre ma peau, goûtée au sang.

06/12/2016

Pages arrachées

On reste loin des perdrix, à peine
danse-t-on, sans espoir, un pas de deux
auquel elles semblent consentir
entre pause et doux regard,
sans jamais se laisser
étreindre.
Leur crainte en apothéose, 
en brassée puissante :
l’envol.
Et ce désespoir alors
de savoir être celui
qui toujours suscite
la crainte.

Ils étaient invisibles à l’orée du bois
quand moi j’ai crié
dans le giron de l’ombre
le nom de ma peine.
Un long galop fit trembler la terre
qui me donna une brusque joie.

L’esprit dessous sa pierre
ne cesse donc jamais
d’être touché
par la lumière.

Aucun dieu ne renaîtra de la volonté capricieuse des hommes ou d’une mémoire incantatoire érigée comme un rempart. Partout les divinités se sont retirées dans les profondeurs du temps, dans un écoulement démesurément lent.
D’un cœur surnaturel. Qui a entendu sa dernière pulsation ?
Qui entendra la prochaine ?
Il ne faut que rompre avec l’autre cours du monde.
Et lire à nouveau les livres.

L’enfance, ces bordées d’anges aux petits pieds qui vont se blesser sans un mot, parce que rire ou saigner dans la forêt, parfois cela doit être pareil, on sème un peu de son sang, la mémoire mise en lambeaux de drapeau blanc dont on croit perdre les traces quand elles seront toujours là obstinément dissimulées, des traces comme des clous plantés au revers de l’esprit. Des goûts qui sont aussi des contournements d’autre chose. Des convictions pour calmer l’effroi. Parler pour ne rien dire. 

La manière dont on échafaude l’architecture de soi est passionnante si l’on a assez de paix peut-être, d’intelligence pour l’examiner.

 

La rudesse surgie dans la fosse tropicale d’un atelier parisien. Le rouge gifle aux joues des repasseuses, qui font aussi les fleurs, les soldats.

Là-bas une silhouette maigre de jeune garçon s’éloigne sur la route, le pas décidé, un peu brusque, inégal même, comme s’il était sur le point de taper dans un caillou sans en trouver au bout de sa chaussure, les épaules sont batailleuses tandis que les bras traînent un peu en arrière, les paumes ouvertes dans une perpétuelle offrande au vent, un délice têtu que je connais bien, défiant la certitude qu’il n’en restera rien.
La silhouette s’arrête souvent et regarde le paysage. Les poings sont sur les hanches maigres. Le visage qui pointe légèrement sous la capuche pour un bref examen est dur et fermé. Je suis émue, mais il y a que je sais.
Je ne la rattrape pas trop vite, je goûte de toute mon âme l’instant qui va venir, sa manière depuis quelques temps de venir prendre mon visage dans ses mains pour embrasser mes joues avec une franchise charnelle que j’avais oubliée. J’imagine que je sens peut-être la pomme d’ambre et le cresson des fontaines, qu’il y a des étincelles sur mes joues et que sa curiosité mangera aussi cela. La vérité c’est que cette rencontre va de soi depuis le début puisque nous habitons deux collines voisines et que je cultive l’évidence du visage connu, le moins possible secourable, avec une semblable aridité. La saveur de Rose c’est d’avoir 90 ans et de les avoir menés jusqu’à cette entière brusquerie juvénile, caustique et sans appel.
J’ai appris que nous nous levons à la même heure. Nous humons sa soupe du jour.

Je dois toujours m’en aller, nous en convenons ; tout ce qu’il faut faire, ce genre de choses viennent ; après des bulles politiques et son effarement sans étonnement du devenir humain.
Demain si possible, quelque part sur la route pouilleuse au soulan* ou à la maison.

*[l'adret]

 

Le cabanon au fond du bois est pris par la végétation avec une lenteur sous-marine. Plus rien à sauver. Un consentement obstiné bruisse.

Le merle a gagné en profondeur, en une sorte de tessiture de rubis dans le noir, le moelleux aggravé d'un Cahors. Un obituaire chantant.

Il faut parfois se laisser pour se hausser, encore, et dans ce geste être pris par toute la beauté à l’ouvrage dans les raisons du ciel.

 

 

OUM CHALOUBA

Violent désarroi qui surgit après avoir croisé le regard de P., dont la photo revint sous mes doigts en cherchant une phrase dans un livre mince. Alors j'ai emporté bêtement les deux avec d'anciennes petites craintes d'oiseau qui ne saisit rien au déroulement du monde, puis voilà que la brume d'eau interdit pour l'heure d'aller remuer les buis pour y enfouir mon désarroi dans le parfum surabondant d'un passé qui se tenait encore à peu près (interdit de paix dans un monde aussi peu important qu'une tête d'épingle).
Tentative de penser qu'il faudrait prendre rendez-vous pour le lendemain lundi, cinq heures, celles du matin, et le ventre vide s'il vous plaît que nous ayons le plaisir de déjeuner ensemble en ayant très faim. Pas de destination prédéfinie, mais pile ou face pour un côté plutôt que l'autre. La pièce s'égarera dans l'herbe, il sera dit que ce serait donc à travers champs, cela dit non sans une intense émotion secrète car il ne tardera pas que nous nous donnions la main sur ce parcours semé d'embûches sous le peu de lumière de lune, et encore, demi-perle.
Sur cette photo, P., dix sept ans, empruntait à peine aux aînés. Les résultats n'étaient pas modestes mais il s'efforçait de l'être, ou plutôt il s'en foutait, il se laissait entraîner sur la scène pour commencer à jouer un grand rôle. Sur cette photo il pose devant la maison familiale, on aperçoit le jardinet qu'il n'a jamais consciemment regardé ; à l'arrière une bande de terre à travailler à laquelle il n'a jamais rien voulu comprendre. Lui, debout, ou plutôt campé durement, on ne peut pas imaginer combien sauf à avoir eu le loisir de s'appuyer sur son bras, les samedis sur la glace. Gentils conciliabules avec ce garçon troublé par la vie qui se dérobait sans cesse devant lui. Moi j'avais la constance du moineau qui aimait bien ses miettes, il me disait drôlement vieille branche pour qu'il n'y ait pas de malentendu entre nous. Gentils conciliabules à l'entrée du parc : tu promets, tu ne m'as pas vu cet après-midi ?  Il s'en allait par là, il rentrait à pied, les patins à glace pesant aux lacets en équilibre sur l'épaule. Mais il ne suffisait pas de rouler des mécaniques, il aurait fallu travailler. Un jour il partit plutôt remplir le rôle de l'uniforme, tout à coup, sûr de lui.
Bientôt la fourragère, éparpillée à Oum Chalouba.

16/11/2016

Perles d'eau d'Abyssinie

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)*   ευχαριστώ, γιώργος

 

PALIMPSESTE

« Il y a près d'ici la triste colonie française d'Obock, où on essaie à présent de faire un établissement; mais je crois qu'on n'y fera jamais rien. C'est une plage déserte, brûlée, sans vivres, sans commerce, bonne seulement pour faire des dépôts de charbon, pour les vaisseaux de guerre pour la Chine et Madagascar. »
Arthur Rimbaud aux siens, Aden, le 07 octobre 1884

« On se retourne tout à coup /comme on voudrait fendre du bois /mettre le feu à tout / comme je l'ai mis voyez-vous /d'Obok à Lalibela. »
Manset, Obok

De passage à Obock, mais le sieur de Monfreid n'y est pas de quelques jours et personne ne sait me dire rien. J'ai fait le tour, rien, je ne vois rien encore dans ce désert de sable et d'eau qui ne soit inutile et abandonné, mais j'ai coutume de mon regard noyé quelques temps par mon esprit perdu. Je suis logée dans une petite chambre sans confort aucun (pas même une chaise) où mon peignoir de soie et ma brosse à cheveux en écaille ont tout à coup la saveur d'objets que j'aurais volés ou que j'aurais eus dans une autre vie. Hier j'ai trouvé dans un meuble bancal toutes sortes de revues pleines de ces images du monde lointain, écaille pareillement, soie et parfum dont j'ai le souvenir encore. Un vieil appareil photo, des précis de topographie, un dictionnaire de la langue amhariñña, et puis L'art de la guerre que j'ai pris avec moi ; j'en rapproche la lecture de l'horizon sec qui m'est donné ; j'attends donc dans cet état d'esprit.

 

LOIN LA CELLULE EN PLEIN CHAMP

Seize juin deux mille neuf, Lombez est juste un petit peu trop loin de tout encore et rassemble ses franges sous les couleurs fanées de ses crépis ou celles furieuses des coups de peinture, elle ne montre que des chats maigres et pouilleux, on l'entend à peine par une fenêtre ouverte. Les façades y semblent toutes s'être figées à la vue de l'amère déchéance en cours d'une bourgeoise muette qui se laisserait aller, peut-être encore un jour ou deux, ou dix ans, le temps que celui-ci ou celui-là décide de livrer la ville. Elle ne sait pas ce qu'elle va préférer, alors elle retient sa respiration et se fait toute petite. Car quel cours prendra alors le flux souterrain qui ne s'entend pas ? De quelles sources viendront les flots d'intérêts et où se déverseront les boues proprettes des intentions ? On recoudra l'hymen, on dotera les belles. Welcome. Les plus teigneux accrochés là enverront mille regrets menteurs aux cadets dispersés par le vent sauvage de la mobilité, mais longtemps partis aspirés par le monde ceux-ci reviendront, sans doute chassés par des vents contraires, ils reviendront en bataille vers ce cœur de petite ville pour la ranimer, la conquérir, peut-être même simplement y vivre en ayant apporté avec eux la sagesse qui se sera écoulée des plaies de l'arrachement. On sera peut-être loin de tout, et ce sera très bien. Tout le monde réapprendra à vivre ensemble, tous les jours, à longueur d'année ; la (bonne) volonté se conjuguera à l'impératif. Est-ce que le bon grain de l'humanité sera pour un temps égoutté de son ivresse ?
Le long des routes sinueuses il y a des herbes folles où se mêlent quelques avoines. Sur les riches routes des crêtes on pourrait toucher les toits des fermes allongées ou tapies entre les arbres. Collines, haies vives où explosent les fleurs des mûres, champs qui bordent de minuscules bois. Friches, assolement. À perte de vue des cultures, des champs, des collines. Bientôt tout cela peut-être à pied ou en vélo, il faudra attendre, pour voir plus loin, que notre énergie musculaire nous y porte (sinon tant pis mon ami, nous rêverons).
Sur les hauteurs de Lombez, par la vieille route qui mène à Saramon, un s'est lancé à planter du lin. J'en ai des images fugitives, le souvenir d'un ruban au matin, d'un bleu hollandais si frais ; à midi une nappe alourdie mais du violet le plus tendre ; ici des turquoises délaissées sur une mer céladon piquetée de délicats points de poste blancs qui chahutent, ce sont les papillons ; puis là sous le vent, sombrant au vert, comme une eau dormante un jour d'orage. Une flaque d'aigue-marine sous la lune.
Un jour, à mi-chemin, nous aurons comme ces moniales entrevues et laissées à leur paix, le même discret fou rire, cet intérêt détaché ; la simplicité soyeuse du choix d'un habit.

25/02/2016

Parfum 19*

Elle eut le geste parfum pour balayer l’instant d’avant. Elle pensa : c’est fou comme un parfum, pour ce qu’il recèle de gloire (c'est-à-dire qu'il est un agrégat – mais le mot gloire est plus juste pour dire cette accumulation dense de particules en nombre infini tout droit issues d’un passé sensuel) un parfum peut changer une femme, la faire passer de petite-fille embarrassée avec trois mots, jolie souillon dévouée aux marbres, pâle employée modèle, à conquérante en basse continue.

Ainsi elle aimait la première averse métallique qui éclaboussait de son alcool fort le désordre général, le temps d’être rejetée en arrière par cette lampée de rhum trop vert, à la puissance térébrante, mais nécessaire à une entaille verticale dans l’épais rideau du temps. S’ouvrait alors une plaine d’iris fauves fauchés en pleine verdure, soulevés de rhizomes, qu’elle parcourait avec l’ivresse des beaux malheurs et la bouche longtemps fourrée de bergamotes presque trop mûres, discrètement avide de se pourlécher les doigts de leur beau sucre orange, piquant de poivre, semé de fleurs, devenu fleuve narcotique frissonnant du même silence trouble que celui des végétaux sous la neige et du mot réséda, glissant aux pieds des arbres dont l’écorce lisse poudroyait au moindre souffle jusqu’à son lit de mousse, la secrète essence donnée dans les grandes forêts de chênes qu’elle avait connues pendant les mille ans de son enfance.  (Et quitter la forêt, vêtue et résolue de pied en cape.)

 

* un parfum Chanel, N°19 créé par Henri Robert (1970)

12/01/2016

Papier bulle

Ton altérité comme un papier de verre parfois m'écorche, me blesse ou me malmène, alors de la voix — plutôt papier chiffon, tu essuies mes larmes.
Des heures de qualité papier de soie à ton exquise prévenance, en plaisir fou d'aimer certaines mêmes choses, joue contre joue (poudre et papier de riz) comme lorsqu’en visite au musée Guimet (papier chinois).
Je lis beaucoup sur papier vergé, j'écris un peu ici (tu sais comme je raye, papier mâché ou brûlé) et là cet écran ressemble plutôt à du papier bristol.
Je crois que tu m'aimes peut-être un peu trop (papier à en-tête) mais tu sais me donner chaque nuit (papier cristal) une jolie petite nuit (archives privées) et au matin, rosée soyeuse, le visage serein comme papier vélin.

 

 

 

LE PETIT VOYAGE AUX POMMES

Le périple avait été soigneusement préparé grâce aux cartes les plus détaillées de la région. Collées un temps bord à bord, elles firent une longue traîne de papier à travers la pièce où nous passions en géant sur la terre blanche parcourue de vaisseaux colorés. Une grosse veine bleue attirait le regard, nous couchait là amoureux à ses flancs, les doigts mêlés fouillant la source imaginée des deux sources, les futures endormies. Le périple avait été appris, c'est à dire que nous avions appris les noms. L'on partit. Nous étions sur le quai, le premier nom à atteindre était à quinze kilomètres, il était déjà tard.
Je veux l'air du soir ce soir-là.
Je me souviens de cette première nuit après les quelques kilomètres fébriles dans le jour, à toquer aux portes des maisons pour trouver un accueil qui ne fût pas inquiet. Dans la nuit offerte, nous rouvrions discrètement les volets pour ne pas manquer les lueurs de l'aube afin de repartir sans peser à nos hôtes et retrouver notre liberté. Il faisait bien froid pour manger des pommes en solitaires sur les petites routes des tout petits matins, alors nous marchions vite sans parler, sauf pointer du doigt et dire un nom. Sur les nappes de rosée on essuyait nos mains du sucre des pommes.
Accumuler les longues pauses, il ne s'agissait pas d'arriver quelque part.
Parfois, traverser et refaire le chemin en sens inverse sur l'autre rive, rien que pour voir.
Siestes dans les champs, siestes au talus ; les petits réveils inconfortables, étrangers à nous-mêmes à l'abri des arbres aux silhouettes familières.

Je voulais remonter vers là-bas, aux deux sources, se coucher à écouter le bruit de l'eau, c'est tout.

Chaque éclat entrevu était digne de nous faire faire un important écart sur le chemin, mais le souvenir de la carte s'estompait, alors nous les cherchions, trouvions des impasses qui menaient en à-pic, revenions en arrière, perdions du temps encore, nous le reprochant, tâtions de la rage des êtres perdus sans recours, mais à peine, à peine perdus.
Perdus dans des bois transparents, heureux de quelques centimètres de mousse sèche où se déshabiller. Les flancs chauds à rire et à chercher un temps le son nouveau de ce lit ouvert.

Le petit voyage aux pommes, le voyage de rien du tout.

 

POMMES ET RUBANS, LE NOUVEAU PÉRIPLE

Je suis d’un village où les pommes d'hiver qui venaient des jardins ne pouvaient pas être consommées en un bête geste gourmand, elles ne pouvaient pas être prises, croquées, sans y penser. Dans mon village, les pommes qui venaient de nos jardins étaient accompagnées de leurs rubans, qui désignaient pour nous à la fois le ruban de papier et la petite capsule de fer-blanc dans laquelle on le plaçait. Le tout pesait quelques grammes et mesurait à peu près cinq centimètres. En juin ou juillet on serrait les pommes dans un petit pochon de papier blanc pour protéger leur maturité, cela se faisait sur une semaine ou deux au gré de l'inspiration et des visites. L'inspiration pour écrire quelque chose sur le ruban et le déposer dans un des pochons que l'on serrait autour d'une pomme. Les visites de ceux auxquels on demandait aussi une pensée, un souvenir, un souhait ou un mystère à écrire et le confier à une pomme, et au temps. Tout cela a quelque chose à voir avec la maturation bien sûr, la méditation, les mots littéralement suspendus, l'empêchement à les reprendre, le dévoilement, l'accomplissement et le don (d'autres choses sans doute ; la trace).
Je me souviens du carton à chapeau en cuir cannelé, rouge passé parce que le cuir coloré avait fondu sous les mains qui le manipulaient à cet usage : recevoir tous les rubans à la récolte des pommes. Des instants, leurs images serties par le cerveau, pourquoi celle-là ? Trois fraises pour lesquelles je m'accroupis au jardin, me sachant prise par un regard, de dos ; un matin d'août après le violent orage de la nuit, la revue inquiète (moi, adolescente, inquiète pour la récolte des pommes, c'est fou) de tous les fruitiers et les précieuses pommes en robe blanche. L’époque d'un temps assez lent et désœuvré pour que le canal des sensations ait pu être percuté d'un seul soir violet et ses centaines de lampions blancs immobiles dans les pommiers. Le vieux dictionnaire et quelques mots brusquement nés à l'esprit : diorama, majolique, nacarat, ipséité, lesquels seront toujours empreints de l'odeur des vieilles pages, du regard qui cherche à tout prix à fixer leur sens dans le monde qui s'éteint avec le soir, entre les lignes presque effacées et celles du paysage familier, le verger dans l'ombre complète refermée sur les autres mots. Il me vient aussi l'image de ma petite main (presque la mienne d'aujourd'hui) disparaissant dans le fouillis des rubans légers à la recherche pleine d'espérance du ruban qui devait venir à moi, ses mots qui devaient parler à mon seul cœur puisque c'était mon tour, mon privilège de choisir un ruban, celui qui m'était destiné pensais-je de toutes mes forces. Ce genre de chose qui peut paraître folle n'a jamais quitté mon cœur. Je n'y joue pas, les terres éloignées de mon enfance ont été puissamment labourées et ensemencées et je jaillis toujours de cette irrigation.
Je me souviens aussi de ma volonté têtue et aveugle à tout le reste, des jours durant, d’avoir cherché à toujours me rappeler l'emplacement précis de tel ruban sur l'arbre parce que des mains on ne peut plus aimées l'avaient déposé là ; jusqu'à l'inquiétude d'une rentrée des classes ou l'attention tendue vers quelque chose d'autre - une lecture, un dessin à refaire, le souci de mon propre visage quelques jours de pluie successifs, et voilà le ruban qui s’était perdu, confondu parmi ses semblables, à en détester cette pratique stupide et cette attente du mot doux. Puis l'hiver venu, reprise par l'attente, oublieuse de mon mépris d'hier, incapable de me voir en cette sotte girouette des jugements comme des sentiments ; la proie de la tentation de l'inconstance ou la servante d'un élan mystérieux ?

Et puis un jour des rubans par centaines, trouvés dans une boîte tout en haut du placard de la chambre du mort, des centaines de rubans retrouvés, et dedans des mots. L'un en date du 05 juillet 1976 (« il fait trop beau pour que j'aille travailler, gros nuages à l'ouest, mais sans vent. Demain on fauche ! ») pour lire la très classique chronique météo de mon père, de celles que je craignais toujours d'attirer à mes mains plutôt que quelque belle phrase à la scansion propre à frapper mon esprit-tambour. Un autre d'une écriture inconnue, mais au délié inimitable de certaines lettres des élèves de jadis, je dirais donc une vieille amitié de la famille ou un voisin de la même génération, en date du 28 juin 1973, qui disait : « Mes chers amis, je vous remercie pour cet agréable moment avec vous. Toutes ces forces prises dans la permission de ne rien faire, grâce à vous j'ai appris quelque chose. Vous dites que l'hiver me répétera ce jour et sa leçon. On verra ! » (mais ruban non signé). Le troisième, signé Alice, en date du 21 juin 1978, complètement incompréhensible de prime abord : « Mirava il ciel sereno, Le vie dorate e gli orti, E quinci il mar da lungi, e quindi il monte. Lingua mortal non dice. Quel ch’io sentiva in seno. » Mais depuis j'ai trouvé, ce sont des vers de Leopardi : "je contemplais le ciel serein, les rues dorées et les vergers, là-bas la mer au loin, et là les monts, langue mortelle ne dis pas ce qu'au sein j'éprouvais". Je ne sais absolument pas qui est/fut cette Alice si cultivée qui passa en juin 78 et put citer de cette poésie que mon père détestait. Peut-être une promeneuse, séduite, je la verrais bien ainsi, par la joliesse de nos pommiers comme l'affabilité du terrien, son invitation comme il savait faire, envahissante, cette authenticité inimitable de l'homme de petite condition chez qui on fait une pause, auprès de qui on dépose le gros sac des prétentions humaines et leurs classes ; guère longtemps, l'aurait-elle pu, elle n'aurait pas pu ne pas se rendre compte de tout ce qui les séparait. Pourquoi vinrent à ma main ces vers de Leopardi ?
J'ai de beaux hivers à venir, pommes et rubans, à attendre quelques rubans datés et jamais découverts à l'époque. Pommes et rubans d'hiver comme apparition du monde pressenti alors. Ou je ne sais quoi. J'attends quelques rubans datés.