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29/06/2018

Juin 2018

« Entrer en poésie comme on entre en religion. Par la porte des athées. » 

Alain Jadot (postface à Poèmepoèmes / Oskar Pastior, traduction Alain Jadot, éditions NOUS)

 

« Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie...

... Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché... »
Gérard de Nerval, Vers dorés

 

[21 juin 2018]
Ce jour, ce long jour,
guetter un tremblé à l’aiguille améthyste du cadran solaire
puis prendre à l’air radiant un haut degré de
surélévation dans le gréement des siècles
pour aller, à cheval sur un faîte,
s’épanouir au jour, ce long jour.

 

Des cheveux si rouges
soleil et colline.
À ses genoux la moitié du pain.
Il craqua une allumette
la mit dans sa bouche.
Maintenant — dit-il —
la nuit peut tomber. 
Yánnis Ritsos, Papiers II (1974) Traduction : Dominique Grandmont

 

*

 

Les ramblas promises au centre-ville sont en travaux, le chantier de mine à ciel ouvert est maintenant dans la fournaise de l’été, compliqué pour les forçats de pièges respiratoires et de voies souricières où le rose chalumeau de nos rouges-à-lèvres ne s’arrête jamais.

 

 

 

                                               (à Adèle Nègre)


Le haut lignage de l’intimité d’une dame
peut être le poids et la mesure d’un monde,
sa minutie dévorante, les plans fastes du jardin
au centre palpitant d’un vocable illuminé dans une phrase ;
d’être toujours armée de ses larmes
puis d’elles comme d’une loupe
(voir la racine du rose, les gemmes torrides)
et du plus profond de son sang dont (le bel oiseau vert)
il faut se débattre,
deviner et nourrir
sa langue.

 

« Après quoi la nuit est tombée
deux chaises en bois
au clair de lune
sur les chaises
eux deux
les pieds nus
face à face
effleurant juste
le bout
de leurs pieds. »
Yánnis Ritsos, extrait de Erotica (1981)
Traduction Dominique Grandmont

 

 

 *****

30/01/2016

Janvier 2016

south-downs-winter-1-prints christopher knox.jpg

Christopher KNOX  South Downs Winter #1 (gravure)

 

 

Hiver — jeunes pousses,
haies nues, leurs baies aux oiseaux.
Le couteau du gel. 

 

 

Brouillard sur la plaine
Rêve pivoine couleur chair
Dormir à tes lèvres.

 

 

whispered.jpg

© Louise Feneley Whispered 2004 (oil on Belgian linen 150 x 220)

 

 

Amoureuse née.
À l’arc de Cupidon me sied
le rose ou le vermillon.

 

 

and then a change came.jpg

© Louise Feneley And than a change came 2004 (oil on canvas 102 x 102)

 

 

 

Nuance — un trait noir
à ses yeux de jeune-fille.
Elle m’habite encore.

 

 

 

 

A_Spring_Evening_Long_Ago.jpg

© Marie-Louise Martin A Spring Evening Long Ago (etching and embossing)

 

 

 

Schumann, Fantaisie
Prunes de jardin en fleurs
L’éternité — viens.

 

 

 

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© Graham FRENCH Cloudscapes - Co. Kerry #3, Ireland

 

 

 

 

Mousses fougères feuillages
légers
bruissant
en profonde paix
même approchant de l’humidité noirâtre des rochers.
Même à la nuit tombante
même à la nuit tombante.

 

 

 

 

 

Liste de courses célestes (choses vues) :
Le ciel en fleurs du 14 juillet (flon-flon)
Tiges racines rameaux vs filet d’eau (une chute)
Pieds nu(it)s et sa goutte de sang à la patte (minuit animal)
Givre bleu (saupoudré d’opale)
Opale, ce livre changeant à mon doigt
Gifle bleue (vent d’Autan)
Obsidienne rayée (le champ dans la nuit)
Glaçons baguette d’eau pain liquide et olivettes (pour un jeûne)
Pillage d’étoiles (l’amour dans l’herbe)
Escargot des sables (vision au réveil)
Les vêtements sauvages (près du lit)
Bruit de femme (soie)
Des billes et des lilas (au jardin d’enfant)
Décombres de décembre (bombardement sous les sapins)
Beige et pire (une vieille)
Peau d’âme azurée (un souvenir d’enfant)
Vannerie en tapage (toute la campagne au marché)
Les cuisses ourdies de raison (flirt)
De la passion sous la neige (état intime)
Sur le fil d’un couteau, ou sur son damas bleu (Janus)

 

 

fil.jpg

Benoît Furet Enluminure ( Brou de noix et encre ferro-gallique sur papier artisanal de lin.)

----- avec la très aimable autorisation de Benoît Furet -----

 

 

Le bon prince Mychkine
en mars à Saint-Pétersbourg.
Sa mort en saccades.

 

 

Detroit, Michigan
Le rouleau du temps qui passe.
Fortune — défaite.

 

 

Passage à Berlin
Toute Babylone prise
rayonne sous verre.

 

 

 Rose nonpareille.
C’est de l’été à l’hiver
à Vienne, l’or enfui.

 

 

 

Hambourg à grands traits
d’eau — à grands traits verticaux
vers les quais, la mer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

13/11/2015

Josselin II

James et Fabien se séparèrent à la porte des contrôles aéroportuaires après une longue accolade qui pouvait peut-être prêter à confusion tant ils se tenaient fortement. Il s’en foutait, ils se séparaient jusqu’à Dieu sait quand encore. Leurs tailles, leurs faces abîmées et leurs mains énormes de jumeaux embrassés faisaient une masse incompréhensible autour de laquelle la foule coulait en s’écartant. Un enfant sait souvent poser quelques questions qui importent, mais il n’y avait pas d’enfant ce matin-là quand les deux hommes se disaient ainsi au revoir. James, avec son faible sens de la courtoisie aurait répondu : t’occupe, va rejoindre ta mère, ou à la limite il aurait consenti à dire un fait brut : un jour, Fabien m’a défendu et l’enfant aurait pu imaginer une bataille antique entre des colosses, là où quelques hommes banals leur avaient seulement administré de savantes doses de mesquinerie et de mauvaise volonté. Tandis que Fabien, patient et doux aurait dit : James était sur ma route.
La route en question c’était le travail d’alors pour un important projet à mener avec un ingénieur germano-gallois, James, qui leur était arrivé avec une réputation de chef teigneux. Il s’était bientôt ajouté qu’il était laid, qu’il était misogyne et aussi qu’il buvait. Joli tableau d’une dimension ogresque mais c’était rare d’avoir à faire à une personnalité aussi détestable et obscure, une sorte d’énigme managériale qui aurait survécu au philtre lumineux des valeurs d’entreprise, à l’écrémage de la DRH et à ses critères ambivalents de fer et velours. Alors un intérêt matois se développa dans l’équipe, ils se chuchotaient qu’ « ils lui apprendraient », en cette sorte de formule vague qui était plus convenable dans leurs conversations étriquées que la vérité de leur sentiment : ils auraient sa peau, et au moins l’un d’entre eux pensait à sa place. Fabien à l’époque était concentré sur un objectif plus important que tout : du temps et de l’argent pour son fils Josselin qu’il voyait trop peu. Hors de question de perdre du temps en réunions vaseuses à délayer des faux problèmes techniques et des impasses que l’on examinait sous prétexte qu’elles pouvaient être riches d’expérience à ne pas refaire, tout cela qui entraînait de bêtes heures de travail supplémentaire, or depuis trois ans il cumulait des petits boulots au noir en sortant du bureau et il avait absolument autre chose à faire. Il ne s’était donc pas fait des amis comme ça. Il se trouva que James détestait les palabres en réunion et qu’il le disait de façon coupante. La seule véritable prise de bec eut lieu un mois après son arrivée, le plus âgé des techniciens avait été chargé de faire savoir au butor qu’il devait apprendre à écouter son équipe et comme James leur rigola au nez en disant qu’il les écouterait quand ils auraient quelque chose d’intéressant à dire, ce qui n’avait pas été le cas jusqu’alors, le technicien était parti en claquant la porte, suivi par le reste de l’équipe, sauf Fabien qui choisit son camp sans état d’âme, et c’est comme ça qu'ils devinrent amis. L’énigme resta en place, le reste de l’équipe joua petit mais pas trop non plus, l’intéressement sonnant et trébuchant guide le monde.

La réputation de James était surfaite ou sous-évaluée, selon l’ordre de classement que l’on donnait à ses propres principes : en vérité il n’aimait pas ses semblables, seule l’affection de quelques uns lui importait et que le monde ensuite disparaisse. C’est à peu près en ces termes que James avait énoncé le contexte amical qu’il ouvrait à Fabien, lequel trouva l’âpreté confortable après des années de sollicitude-réflexe qui n’allait pas plus loin que les mots qui sonnaient creux le lundi matin après les vacances avec son fils. James proposa une fois de partager la conduite jusqu’à Lorient et cela dura dix ans. N’importe qui d’autre aurait cherché à occuper le silence d’une si longue route en dégotant des sujets de conversation mais ils préféraient écouter de la musique et si l’un des deux en avait marre et coupait le son, c’était sans commentaire. Les trajets à trois avec Josselin étaient forcément plus imprévus. C’était le Transnationalerien selon le mot de James. Les deux hommes lui firent de cette route une légende, on apprit l’Histoire dans les guides verts et bleus. Puis James chantait en gallois, on n’y comprenait rien, puis il ronflait en dormant et Josselin s’endormait aussi. Il avait des monologues pleins de noirceur, de plus en plus souvent, mais c'était quand il avait trop bu. 

Dix ans après James avait quitté la France et l’industrie pour rejoindre et assister ses parents à Cardiff, où il monta une toute petite entreprise multi-travaux dont l’équipement tenait dans son garage. Il avait même prévu que selon le cours du monde, il aurait souvent à travailler chez des femmes qui vivaient seules, moyennant quoi non seulement la plupart lui foutraient une paix royale pour régler leurs soucis de plomberie, de meuble à monter ou de toit à réparer mais par surcroît il pouvait ainsi choisir sans urgence s’il restait ou pas coucher avec la dame. Fabien trouva ça un peu cynique, James répondit : Quoi cynique ? Il y a maintenant au moins trois femmes à Cardiff qui peuvent compter sur un homme en échange de rien du tout parce que je sais que ce sont vraiment des femmes de bien ! Je faiblis.

En salle d’embarquement, Fabien envoya un message à son fils : Pas de retard.
Puis un autre : James te fait dire que tu as intérêt à te pointer à Cardiff avec Laure avant Noël sinon il vous raye de son testament.

25/10/2015

Josselin

Les grandes douleurs sont muettes avait ruminé par anticipation Josselin, alors il avait cherché où il pourrait être assez seul le soir du samedi 17 octobre. Il avait failli être en mer, mais les réparations sur le voilier qu’il devait ramener à Portsmouth avaient été plus longues que prévues, ce serait au mieux pour la semaine suivante. Le jeudi il disait encore qu’il se chargeait d’apporter le vin, tout en ressentant des symptômes grippaux. Le vendredi matin il se trouva faible, mais faible de ridicule à cause de la piètre excuse qu’il était en train de se fabriquer. En même temps que dire ? Le moment venu il faudrait ouvrir le grand livre du monde tel qu’il va, le déposer bruyamment sur la table du salon pour obtenir le silence et une attention religieuse propices à la recherche de la vérité, alors qu’ils auraient tous trop bu. Convoquer le mouvement de marée des siècles dont ils savaient tous déjà qu’il découvre l’affreux paysage des basses misères des hommes ; stupéfaits d’aimer, juste après, la plénitude haute de l’épopée humaine. En passer par quelques chapitres de sa vie privée. Après ça, marcher sur Paris… en rêve comme toujours… 
Tu vas trop loin Josselin…
Il envoya à tout le monde le même message laconique : Samedi soir, ce sera en solitaire pour cette fois. 
Puis un autre à son père : Je serai à Toulouse samedi soir. Quelques minutes plus tard, celui-ci répondait : Ne vide pas mon bar !
 
Il quitta Lorient très tôt le samedi matin. Il connaissait la route par cœur, mieux encore depuis qu’il la faisait lui-même pour aller rendre visite à son père. Lorsque Laure était devenue sa compagne, ils avaient fait ce trajet aussi, car pour parler de lui il était plus simple, plus évident, plus exact de faire cette longue route qui allait de sa mère à son père et retour, c'est-à-dire ce qu’il avait fait pendant près de trente ans. Quand Laure lui avait demandé : Et ton père ? Sa réponse était restée suspendue entre les mots : Mon père… mon père… Je te le présenterai. Ils s’étaient cette première fois là-bas beaucoup promené ; Laure avait ajouté sa ligne d’eau à celle des deux hommes à la piscine Nakache ; chacun semblait savoir attendre l’autre tout le temps, avec attention. En trois jours elle avait trouvé leur univers masculin discrètement ouvert pour elle, une sorte de sourdine avec laquelle elle était invitée à jouer, si bien qu’à plusieurs reprises elle avait eu envie de leur dire qu’ils étaient vraiment très beaux, de ne jamais changer. Une fois sur le chemin du retour, elle avait dit à Josselin : et pas de rugby de tout le weekend ? Josselin expliqua : le Stade jouait à Clermont. Quand on ne voit pas un match, on n’en parle pas. Une partition qui remontait loin, quand la mère de Josselin avait décidé de retourner dans sa Bretagne natale. De ce jour Josselin habita au bord de l’océan et rien dans sa prime jeunesse ne vint contrarier cette évidence partielle que l’eau était son élément. C’est son père qui lui apprit d’ailleurs véritablement à nager et l’été ils allaient tous les deux à l’océan aquitain pour faire du surf ou quelques sorties voile. Même la pratique du rugby telle que son père la lui enseigna s’apparentait à une nage de fond : inlassables passes du ballon sur la largeur de terrain, en aile de huit gamins, chronométrés, et tous pieds nus dans l’herbe. La rudesse des contacts, découvrit-il, plutôt que fracturer, devait délivrer d'une opposition, d’où émergeait une vague fulgurante qui portait le précieux ovale. Pour bien comprendre les règles et la subtilité des rencontres de rugby irriguant les fracas auxquels il assistait, Josselin faisait comme avec les marins qu’il côtoyait encore quelques heures auparavant : il écoutait tout, et longtemps il ne dit rien à ces sujets pointus. Josselin avait une indubitable racine prise en sud-ouest mais d’une variété qui se développa discrètement aérienne le long de l’arbre majeur, en fin connaisseur. Son père, quant à lui, apprit un drôle de vocabulaire nautique, la géographie des vents et des courants majeurs comme mineurs parce qu’il craignait pour son fils puis parce qu’il était fier de lui, enfin la passion le gagna parce qu’il s’en était laissé librement imprégner. Ils s’enflammaient ensemble tantôt pour une course en mer, tantôt pour un ballon aplati chez l’adversaire.
Josselin ne joua jamais aucun match mais assista aux côtés de son père à une mutation du rugby qui était parallèle à la mutation de la société française : le rugby fut hissé sport national, c'est-à-dire qu’il devint un champ médiatique où quelques uns pouvait récolter de l’argent tout en développant comme un écran de fumée l’implacable rhétorique d’une excellence qui existait pourtant de moins en moins. La verve des anciens disparaîtra aussi qui fait encore illusion le dimanche autour des stades lui disait son père, dans ce pays les joueurs se passent aussi bien le ballon que la langue est transmise ajoutait-il amèrement. Le rugby sport de combat dans l’arène des jeux sponsorisés n’avait plus grand-chose à voir avec l’adresse de voyou des aristocrates du ballon ovale qui donnaient naguère aux gens du sud-ouest la sensation de toucher au sublime chaque dimanche et seulement, par ricochet d’onde, au pays tout entier quand c’était le Tournoi des Cinq ou des Six Nations. Les temps changent disait souvent son père, mais parfois il avait un air dangereux en disant ces mots. Ils en parleraient encore et encore. Le danger des temps qui changent, Josselin savait très bien ce que cela voulait dire au large et il n’avait de cesse d’explorer avec son père ce que cela pouvait vouloir dire d’autre. 
Les mythes ont aussi des bas-fonds vivant d’épouvantable mémoire.