06/12/2016
Pages arrachées
On reste loin des perdrix, à peine
danse-t-on, sans espoir, un pas de deux
auquel elles semblent consentir
entre pause et doux regard,
sans jamais se laisser
étreindre.
Leur crainte en apothéose,
en brassée puissante :
l’envol.
Et ce désespoir alors
de savoir être celui
qui toujours suscite
la crainte.
Aucun dieu ne renaîtra de la volonté capricieuse des hommes ou d’une mémoire incantatoire érigée comme un rempart. Partout les divinités se sont retirées dans les profondeurs du temps, dans un écoulement démesurément lent.
D’un cœur surnaturel. Qui a entendu sa dernière pulsation ?
Qui entendra la prochaine ?
Il ne faut que rompre avec l’autre cours du monde.
Et lire à nouveau les livres.
L’enfance, ces bordées d’anges aux petits pieds qui vont se blesser sans un mot, parce que rire ou saigner dans la forêt, parfois cela doit être pareil, on sème un peu de son sang, la mémoire mise en lambeaux de drapeau blanc dont on croit perdre les traces quand elles seront toujours là obstinément dissimulées, des traces comme des clous plantés au revers de l’esprit. Des goûts qui sont aussi des contournements d’autre chose. Des convictions pour calmer l’effroi. Parler pour ne rien dire.
La manière dont on échafaude l’architecture de soi est passionnante si l’on a assez de paix peut-être, d’intelligence pour l’examiner.
La rudesse surgie dans la fosse tropicale d’un atelier parisien. Le rouge gifle aux joues des repasseuses, qui font aussi les fleurs, les soldats.
Là-bas une silhouette maigre de jeune garçon s’éloigne sur la route, le pas décidé, un peu brusque, inégal même, comme s’il était sur le point de taper dans un caillou sans en trouver au bout de sa chaussure, les épaules sont batailleuses tandis que les bras traînent un peu en arrière, les paumes ouvertes dans une perpétuelle offrande au vent, un délice têtu que je connais bien, défiant la certitude qu’il n’en restera rien.
La silhouette s’arrête souvent et regarde le paysage. Les poings sont sur les hanches maigres. Le visage qui pointe légèrement sous la capuche pour un bref examen est dur et fermé. Je suis émue, mais il y a que je sais.
Je ne la rattrape pas trop vite, je goûte de toute mon âme l’instant qui va venir, sa manière depuis quelques temps de venir prendre mon visage dans ses mains pour embrasser mes joues avec une franchise charnelle que j’avais oubliée. J’imagine que je sens peut-être la pomme d’ambre et le cresson des fontaines, qu’il y a des étincelles sur mes joues et que sa curiosité mangera aussi cela. La vérité c’est que cette rencontre va de soi depuis le début puisque nous habitons deux collines voisines et que je cultive l’évidence du visage connu, le moins possible secourable, avec une semblable aridité. La saveur de Rose c’est d’avoir 90 ans et de les avoir menés jusqu’à cette entière brusquerie juvénile, caustique et sans appel.
J’ai appris que nous nous levons à la même heure. Nous humons sa soupe du jour.
Je dois toujours m’en aller, nous en convenons ; tout ce qu’il faut faire, ce genre de choses viennent ; après des bulles politiques et son effarement sans étonnement du devenir humain.
Demain si possible, quelque part sur la route pouilleuse au soulan* ou à la maison.
*[l'adret]
Le cabanon au fond du bois est pris par la végétation avec une lenteur sous-marine. Plus rien à sauver. Un consentement obstiné bruisse.
Le merle a gagné en profondeur, en une sorte de tessiture de rubis dans le noir, le moelleux aggravé d'un Cahors. Un obituaire chantant.
OUM CHALOUBA
Violent désarroi qui surgit après avoir croisé le regard de P., dont la photo revint sous mes doigts en cherchant une phrase dans un livre mince. Alors j'ai emporté bêtement les deux avec d'anciennes petites craintes d'oiseau qui ne saisit rien au déroulement du monde, puis voilà que la brume d'eau interdit pour l'heure d'aller remuer les buis pour y enfouir mon désarroi dans le parfum surabondant d'un passé qui se tenait encore à peu près (interdit de paix dans un monde aussi peu important qu'une tête d'épingle).
Tentative de penser qu'il faudrait prendre rendez-vous pour le lendemain lundi, cinq heures, celles du matin, et le ventre vide s'il vous plaît que nous ayons le plaisir de déjeuner ensemble en ayant très faim. Pas de destination prédéfinie, mais pile ou face pour un côté plutôt que l'autre. La pièce s'égarera dans l'herbe, il sera dit que ce serait donc à travers champs, cela dit non sans une intense émotion secrète car il ne tardera pas que nous nous donnions la main sur ce parcours semé d'embûches sous le peu de lumière de lune, et encore, demi-perle.
Sur cette photo, P., dix sept ans, empruntait à peine aux aînés. Les résultats n'étaient pas modestes mais il s'efforçait de l'être, ou plutôt il s'en foutait, il se laissait entraîner sur la scène pour commencer à jouer un grand rôle. Sur cette photo il pose devant la maison familiale, on aperçoit le jardinet qu'il n'a jamais consciemment regardé ; à l'arrière une bande de terre à travailler à laquelle il n'a jamais rien voulu comprendre. Lui, debout, ou plutôt campé durement, on ne peut pas imaginer combien sauf à avoir eu le loisir de s'appuyer sur son bras, les samedis sur la glace. Gentils conciliabules avec ce garçon troublé par la vie qui se dérobait sans cesse devant lui. Moi j'avais la constance du moineau qui aimait bien ses miettes, il me disait drôlement vieille branche pour qu'il n'y ait pas de malentendu entre nous. Gentils conciliabules à l'entrée du parc : tu promets, tu ne m'as pas vu cet après-midi ? Il s'en allait par là, il rentrait à pied, les patins à glace pesant aux lacets en équilibre sur l'épaule. Mais il ne suffisait pas de rouler des mécaniques, il aurait fallu travailler. Un jour il partit plutôt remplir le rôle de l'uniforme, tout à coup, sûr de lui.
Bientôt la fourragère, éparpillée à Oum Chalouba.