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25/02/2016

Parfum 19*

Elle eut le geste parfum pour balayer l’instant d’avant. Elle pensa : c’est fou comme un parfum, pour ce qu’il recèle de gloire (c'est-à-dire qu'il est un agrégat – mais le mot gloire est plus juste pour dire cette accumulation dense de particules en nombre infini tout droit issues d’un passé sensuel) un parfum peut changer une femme, la faire passer de petite-fille embarrassée avec trois mots, jolie souillon dévouée aux marbres, pâle employée modèle, à conquérante en basse continue.

Ainsi elle aimait la première averse métallique qui éclaboussait de son alcool fort le désordre général, le temps d’être rejetée en arrière par cette lampée de rhum trop vert, à la puissance térébrante, mais nécessaire à une entaille verticale dans l’épais rideau du temps. S’ouvrait alors une plaine d’iris fauves fauchés en pleine verdure, soulevés de rhizomes, qu’elle parcourait avec l’ivresse des beaux malheurs et la bouche longtemps fourrée de bergamotes presque trop mûres, discrètement avide de se pourlécher les doigts de leur beau sucre orange, piquant de poivre, semé de fleurs, devenu fleuve narcotique frissonnant du même silence trouble que celui des végétaux sous la neige et du mot réséda, glissant aux pieds des arbres dont l’écorce lisse poudroyait au moindre souffle jusqu’à son lit de mousse, la secrète essence donnée dans les grandes forêts de chênes qu’elle avait connues pendant les mille ans de son enfance.  (Et quitter la forêt, vêtue et résolue de pied en cape.)

 

* un parfum Chanel, N°19 créé par Henri Robert (1970)