19/06/2020
Margelles n°2 Été 2020 Bruno Guattari. Éditeur
18/05/2020
L'églantier et les Galápagos
Parfois les blés
emportent le regard du familier d’une reine
(l’esprit a l’illusion heureuse. En être heureux ou
diluer le souci dans la perplexité visuelle)
à un immense lac bleu-vert
ou de roche,
ou une lande
qui par endroit se retrouve là.
Les blés
leurs surfaces entières
vaporeuses de leur couleur
perlée d’eau de la dernière bruine,
d’amour et d’eau fraîche tout à coup
la compréhension en quelques grains donnés.
Les blés
vu de près, deux couleurs
l’épi vert-amande (une autre destinée)
les hautes tiges bleu ardoise.
Pas de terre visible
que du bleu, ourlé au loin d’écume verdie
en certain cousinage d’avec l’océan
et la mélancolie.
On fait les foins en bord de mer, c’est tout au bord
de la falaise un collier de petits prés clos.
De petits prés flottant là dans l’univers on voit d’abord
non pas l’iode, à peine l’herbe coupée, mais au bras
la sueur soulevant longuement la fourche
l’herbe, prise au vent, et l’écume alors apparaît
(elle, soulevée sans rien de visible).
Les travaux des champs sur la falaise rêvent large,
où à l’iode la puissance d’une sueur se mêle
dans mes yeux comme une raison discontinue.
Trois lignes de crêtes parallèles,
celle du milieu est soulignée de haies
faisant écran entre la première
et celle où je me trouve, sauf
sur une portion, écran vide
alors en marchant est un jeu
qui est de croire voir voguer un nuage
sur l’écran là-bas où défile le paysage
de la première crête.
Illusion avec un nuage
pour une petite faim d’inouï, accomplie.
Cairn édifié dans le secret.
Une pensée élucidée, un détail aimé
font cairn visible pour conscience
certaine incertaine
mais caillou choisi, forme appréciée, équilibre trouvé.
Le mal peut aussi prendre forme,
nous recommencerons.
Certaines géographies devant soi,
quelques cartes bien connues,
d’immédiates reconnaissances spatiales
où l’œil sait le temps qu’il lui faut pour aller
d’ici à là, mais voilà que montent de gros nuages gris
un voile de pluie déjà brouille le grand bois
le vent souffle de l’ouest,
qu’importe la voie prise, on sera trempé ;
on s’y prépare, on frissonne, on sourit
et c’est comme être au chaud quand
les pans de la connaissance s’ajoutent et tiennent.
À vol d’oiseau, le lac Bleu
ou un pied après l’autre, parcourir le langage
de la tolérance du désir et de l’inconnaissance.
La cardère bain-aux-oiseaux
(fut peut-être nommée sur une seconde d’inspiration)
guettée une heure pleine
depuis le talus en face.
Les oiseaux chantent dans les arbres.
Laisser-faire, bon-à-prendre, déjà-dit.
Les cardères,
savant montage de lames aux dents de scie
bientôt redoutables mais pour l’heure, avril, mai
elles ressemblent à un généreux sapin
vert salade – et fou rire –
qui montera en graines
indispensables aux oiseaux
(ceux aux petites têtes
en masques primitifs, ensanglantés, en rase campagne).
La débâcle au village
conjonction de noirceur, de froid et de silence
en chape en cape en écrasement sur l’âme
petite, rien que la proie d’elle-même
l’apitoiement en aveugle de la possibilité à vivre.
Les bas-côtés des chemins et des routes
n’ont pas été fauchés depuis des jours.
Grand bien.
Les herbes folles
ont été toutes scrupuleusement nommées
nom commun nom savant
utiles et agréables
qui laissent une large place
à l’œil nu pour s’abandonner
aux délires tisserands de leurs aspects
primitifs
où se mêlent en foule des plantes vagues
où se mêlent des préférences
– le gaillet jaune
– l’oseille sauvage (...)
Au mauvais temps
toutes leurs images sont recherchées par l’esprit,
l’exercice est lent, difficile,
et rappelle au dehors.
Le gaillet jaune, parfumé, enivrant
le retrouver, année après année
avec une impatience osée
un entêtement et son double
qui le soutient le renforce et le protège
– la sensibilité olfactive –
un des tisserands du monde-esprit.
Il y a du mépris pour cela je le sais.
Mais déchire-t-on son œuvre ?
Le rivage, la marge claire d’un grand livre
que je sais exister tout autour de moi,
même le choix de deux coquillages
pour des pendeloques destinées à être vues,
vient d'un livre.
Du rivage aux blés mûrs au rivage fond la couleur
continue le regard, antique modèle d’élargissement
éprouvé, la jouissance du monde donnée
sur la tension des muscles qui font
ou simplement, passent avec attention.
Le filet d’eau tombant dans le petit bassin
son intonation dans une oreille sensible
– connaisseuse donc –
d’instruments accordés entre surfaces et profondeurs
à l’alerte, à la sérénité.
En plein milieu de certains champs cultivés
il y a de grands et beaux arbres solitaires
muets sur leur passé de paysage.
Quelle borne ancienne, quel chemin disparu,
ou peut-être leur beauté qui imposa la retenue.
Hiératique, le mot perce sur la langue qui voit.
Combien de fois
– en désespérante contradiction –
le regard supplie, presse surnaturellement la matière
des beaux arbres solitaires d’être couverts de fleurs,
du moins laisser sourdre une couleur
dans la matité du vert, l’immobilité, en vain
– mais par quelle habitude d’obtenir.
Certains arbres isolés, aux formes tordues
rivent tout autant le regard.
Ils sont fruitiers, difformes et prodigues
ou d’autres, de si insolente vigueur sur une douleur figée,
parlent à l’âme d’une autre façon d’être,
de peurs anciennes, transfuges de réalité
que l’on n’ose pas regarder
variétés des souffrances que l’on ne peut pas traiter,
l’âme parlant à elle-même
l’oreille vibrant au monde.
Ciel bleu immense
pour un oiseau de proie de grande envergure
– dans les courants ascendants le silence et la facilité –
fascinant assez pour s’adjuger une loi de l’attraction
du regard humain, et des rêves leurs raisons.
Les mousses fleurissent
sur les toits, les talus, les roches
dans les bois les mousses fleurissent.
Des brimborions sur des tapis.
Minuscules, immédiatetés inutiles,
savoir ce que veut dire de s’abaisser à les regarder.
Les mêmes, sur le rebord de la fenêtre de ma chambre,
en ville, pouillèmes dans la grouillante vie
décrochées avec l’ongle, qui s’y cassa, inoubliable.
Plonger sa main dans les herbes folles
contre le chagrin vide de n’être pour rien à leur beauté
y ajouter la sienne.
Les blés
tôt en saison, sous une certaine incidence du soleil
luisent tant
que ce sont des hectares de neige
entre les haies sombres.
Cette délectation à la vision
alterne avec la frayeur de toucher
à la confusion mentale.
Qui remercier de l’humilité du goût des choses simples.
On trouve partout de grands champs
dont la caractéristique principale est : horizontalité lisse
laquelle s’arrête net à un grand bois, une forêt
d’une verticalité impénétrable
et on a beau savoir ce que l’on va y trouver
s’y efforcer requiert moins d’énergie
que celle qui naît de la crainte et du désir
de s’y rendre pour voir et éprouver.
Le regard revient sans cesse
fouiller ce rideau opaque à angle droit de la raison,
un fonds très ancien remonte par le frisson à l’échine,
entre coutelas et consentement
cultiver les lisières pour cela.
Margelles n°1 Printemps 2020 Bruno Guattari. Éditeur
09/12/2015
L'Égrégore rétinien, Ludovic Maubreuil
À propos de Cinématique
Le premier film dont je me souvienne véritablement et auquel je rattache le mot « cinéma », je l’ai vu en 1985. C’était Kaos, des frères Taviani. Ce film choisi entre d’autres parce qu’il était tiré d’un recueil de nouvelles de Pirandello – que je n’avais pas lues, mais Luigi Pirandello m’était connu, la littérature m’était un gage et j’avais vraiment très peu d’argent. J’avais déjà vu des films mais ils étaient déterminés au grand jour près de la porte par où le jardin m’appelait. Plus tard ils furent posés sur un meuble dans une atmosphère surchargée. Ils passaient. J’avais déjà vu des films mais je n’étais jamais allée au cinéma.
Je tiens ce film des frères Taviani pour mon premier éblouissement cinématographique et je me souviens que connaître sa source littéraire m’avait autorisée ensuite à ordonner ma belle émotion, ce qui était la comprendre, la dompter, peut-être bien la réduire avec ce qui me paraît être maintenant les astuces et les bouts de ficelle que je commençais alors à utiliser de façon intellectuelle dans l’étude de la littérature. J’ai ainsi ajouté, avec une désinvolture confondue de naïveté (j’ai toujours su me cacher dans un rien et exister de toutes les manières), le cinéma à mon goût passionné pour la Connaissance, cette inépuisable amie, ce désert, ce miroir. Je n’avais cependant pas compris, avant de vous lire, Ludovic, que le Cinéma était le 7ème Art.
À propos de L’Égrégore rétinien de Ludovic Maubreuil
« (…) Emma cherchait à savoir ce que l'on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d'ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres. »
« Elle était l'amoureuse de tous les romans, l'héroïne de tous les drames, le vague elle de tous les volumes de vers. Il retrouvait sur ses épaules la couleur ambrée de l'odalisque au bain ; elle avait le corsage long des châtelaines féodales ; elle ressemblait aussi à la femme pâle de Barcelone, mais elle était par-dessus tout Ange ! »
Gustave Flaubert, Madame Bovary
J’ai peut-être tort de placer en tête ces courts extraits de Madame Bovary pour ma lecture des nouvelles de Ludovic Maubreuil. [Hélène Mudry-Brohan-Austin est une Emma faible, quoique glaçante et glacée, Sonia Volto/Laure Bouxit-Frachon, démesurée, devenue folle]. Si la référence est écrasante [mais j’ai été confortée explicitement deux fois] elle vaut entre autre pour dire la contrariété qui a toujours obombré mon esprit songeant au sens difficile de ce roman de Flaubert. Car mon incrédulité n’a pas les mêmes contours que ma compréhension, quelque chose m’échappe sans doute, je ne veux pas croire au bovarysme et lorsque tout de même je parviens à le concevoir avant que cela ne m’échappe à nouveau, je formule des reproches ineptes à la langue diabolique de Flaubert. « L’emprise mortifère » du cinéma n’est guère plus concevable pour moi. La lecture de L’Égrégore rétinien rend pourtant lentement tangible l’idée qu’une personne puisse être dérobée au réel par sa fascination pour le cinéma, jusqu’à la mort effective, l’absence aux autres ou la dilution de l’être, en une démonstration implacable mais terriblement émouvante qui tient à la variété du propos et à la densité du style et de la langue de Ludovic Maubreuil.
Je ne ferai pas l’exercice du catalogue de cette variété – il faut lire le tableau jusqu’au bout par soi-même, refuser la médiation, car ce serait désamorcer la force – le charme, de l’écriture. Les personnages sont de notre temps à nul autre pareil, au règne des images dont le dénominateur commun dans ces textes est l’astre Cinéma. Spectateur ou acteur, homme ou femme, adulte ou enfant.
Mais puisque nous subissons tous sa gravité, pourquoi certains traversent le miroir sans même s’en rendre compte ?
La question n’est jamais posée en ces termes sauf sous forme d’énigme monolithique, par Frère Lumière :
« un demi-siècle que j’ai quitté la vie que vous qualifiez de réelle, j’ai vu tant de films dont chaque plan est pour toujours empreint de cette réalité inouïe qui vous plonge en leur sein, au point qu’il me semble les avoir vécus, vous en doutez ? » (page 79)
aussi je doute de la pertinence de l’abîme que je croyais pourtant avoir deviné. Cet astre Cinéma qui est une construction de l’esprit pourrait donc se substituer à… quel réel ? La plupart des nouvelles de L’Égrégore rétinien se situent dans la zone de friction où le réel dispose encore de tous les attributs de la vie, mais donc sans plus de pouvoir ni mystère assez puissants, ou faute de savoir encore aimer le réel ? Seule La nuit américaine, au plus près du cœur mort de l’astre Cinéma, détient encore le mot secret. Pour combien de temps ?
La seule évidence c’est la tranquille monstruosité de cette emprise par le charme de l’écriture. Une évidence cousue de narrations dissemblables (Huit témoins, Déborah Quaire, sont les plus simples si je puis dire) qui éventées pour les unes, dépliées pour les autres, n’épuisent pas le sens mais font apparaître plus justement les errances, le vide, par le fil d’une écriture qui est au plus proche [consubstantielle] de ce que pourrait être L’Héautontimorouménos. Voir y est un thème en ligne claire, sciemment effleuré. La prose est supérieurement équilibrée, la fluidité masquant ainsi très bien quelques jalons empoisonnés ou au contraire rendant toute rupture de ton encore plus dure. M'enchante un trésor de vocabulaire pour des descriptions ou des impressions aussi délicates que subtiles, et qui touchent, ou blessent, infiniment. Il y a de réguliers aphorismes tranchants, et des jugements de cinéphile, tellement fins et fragiles, si fascinants. L’écriture poétique y est d’autant mieux dissimulée qu’elle s’offre à celui qui ne sait pas la retenir. Tout cela pour retarder encore un peu de dire mon sentiment mélangé : comment puis-je aimer à ce point ce qui en même temps m'effraie ?
07/10/2015
Eygurandes