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24/09/2015

Bref (I)

Les gentils petits papiers que je fournis au journal du coin (textes pourtant calibrés mais retaillés à la hache dans le sens d’une efficacité qui m’échappe, et même si je dois confesser que l’arc elliptique ainsi obtenu vaut son pesant d’or absurde, tellement poétique parfois… (où nous en sommes tout de même !)), mes articulets me valent chaque été une sortie de deux jours à la rencontre de mes alter ego dans notre petit genre et surtout, une rencontre avec de vrais journalistes, afin « d’apprendre d’eux ». Tout ça n’a presque aucun intérêt bien entendu, sauf celui d’aller visiter, bien vite en solitaire, des endroits par chez moi que je ne connais pas. Cet été, une grosse bourgade des P.O., un rien là-haut assez haut pour que mes oreilles bourdonnent et qu’une faible sensation de vertige, ou son souvenir ? me fasse craindre devoir redescendre et rentrer. Puis non. Bref. Deux jours ce n’est pas lourd pour arpenter un lieu. D’un autre côté, on répète bien sans y penser de ces choses que l’on a lues ou entendues, comme : je prends cette route tous les jours, j’en connais tous les détails de la chaussée et chaque brin d’herbe, alors que, mensonge, on ne voit rien vraiment, on a tôt fait de fondre l’architecture fourmillante de la réalité naturelle en un mur laqué, que l’on ordonne d’un point de départ à un point d’arrivée. La route peut faire cinq, dix ou quarante kilomètres (de fait là, à peu près vingt-trois kilomètres enchevêtrés entre A*** et P***), on n’en connaît que son habitude, rien de plus et l’habitude convient très bien. Bref. J’avais donc deux jours pour éprouver leur route, leurs chemins, leurs rues, la lumière à chaque heure (trop simple, il faisait très beau), pour trouver les bonnes personnes et les personnes bonnes, accéder aux archives officielles, recevoir plutôt qu’obtenir la confidence de certaines cachées, descendre dans une cave ou deux et/ou grimper jusqu’à certains greniers, faire l’intéressante ou la discrète dans quelques salons bien choisis, échapper au moins à un lit, ce qui va toujours plus vite que je ne parviendrai à détacher de moi la corolle de pensées puissantes et désordonnées dont je ne sais pas faire l’économie, tant quelques minutes peuvent recéler de matière sentimentale explosive. Cette corolle alors comme une longue traîne de plumes douces ou un flot de serpents, toujours fixée par un regard, du moins je l’imagine, dans mon dos qui s’éloigne sans me retourner. Bref. J’ai passé une première après-midi splendide en me perdant adroitement lors de la visite en groupe, j’ai cavalé au pied des remparts (en riant comme une folle, tant qu’à faire), pris le chemin Fontvieille et musardé à plat entre les prés (littéralement, car la seconde fenaison m’a servi d’édredon), ensuite j’ai suivi le bruit de l’eau à ras de terre, où, surprise : le ruisselet qui chantait fort n’avait pas la rude jeunesse d’une montagne pleine d’éclats de roche mais courait à toute vitesse sur du velours de mousse, une sorte de cascade en coussins verts et rebondis (un vent tempétueux dans un boudoir fermé, des amoureux fous cependant.) Puis j’ai repris le chemin de la citadelle par le plus haut, en grimpant un vaste pan de terre aride traversé de murets d’une régularité qui me serrait le cœur. La terre était ponctuée de blocs de grès rose dont je ne m’explique pas l’élégance massive, ou peut-être était-ce parce qu’ils étaient posés au milieu de ces longues lignes de pierres, étrange compagnie. L’absence de sens et le sens perdu se partageaient l’espace. Le tout couronné de rouvres et de ciel bleu. Là j’ai pleuré. J’ai pleuré d’embrasser tant de ciel, pour les combinaisons de la nature que je ne faisais qu’entrevoir, pour tout ce que je ne comprends pas autant que pour ce qui m’était soustrait, caché, réservé à d’autres. Bref. Je suis revenue par la porte principale, où je n’avais pas remarqué qu’il était indiqué deux choses intrigantes : le lavoir et la Place de Venise. Un lavoir est toujours intéressant et une Place de Venise en pleine Catalogne française, c’est intéressant aussi. Au lavoir, il n’est pas si rare de nos jours de trouver quelqu’un y rincer de grosses pièces, et c’était le cas. À partir de là, ça devient compliqué.
Sobre courtoisie ; moi qui trempe mes bras dans l’eau, elle qui me dit en souriant que la chaleur va durer jusqu’à mardi. Puis je me suis assise et elle m’a dit sèchement : faut pas s’asseoir là. Tellement brusquement, comme agressive tout d’un coup. Cette impression d’avoir commis une faute grave, ce sentiment du sacrilège, m’habitent encore, même maintenant que je sais. Oh la teigne, la bique, la méchante femme ai-je pensé à ce moment-là à cause de son retournement incompréhensible, et son silence qui durait, et moi qui étais pétrifiée, qui me reprochais de penser des méchancetés en même temps que je faisais le tour de ma blessure tout en cherchant des raisons évidentes que j’avais dû rater, mais qu’est-ce que ça pouvait bien faire que je m’asseye, elle était bien assise elle. Je suis restée debout, perdue de contenance, de celle qui ne trompe personne. J’ai failli partir, fuir en emportant ma honte d’avoir commis une grave faute, de celles qui vous font déchoir. Puis vint un sentiment, oh ce sentiment… déchirant, la certitude qu’un interdit m’avait été énoncé pour une raison qui me parut simple et claire : je n’étais pas d’ici. C’est là qu’il me vint à l’idée de regarder l’endroit où je m’étais à peine assise : le lavoir carré était bordé d’une complète margelle de marbre (griotte de Campan ai-je appris depuis), ancienne, c'est-à-dire partout adoucie de creux d’usure, d’un rouge terni, à certains endroits voilé, presque gris comme si des braises avaient été enfouies sous la cendre. Idem l’endroit où je m’étais assise, des creux appuyés, pas  plus. Sans doute qu’elle me vit regarder l’endroit précis, sans doute. Elle avait fini, elle mit son panier en équilibre sur sa hanche et s’arrêta au passage près de moi. Elle eut ce geste étonnant après m’avoir tout à l’heure soufflée sur place en si peu de mots, elle posa sa main fraîche sur ma joue et me dit en regardant l’endroit : là, c’est la place de Vénus
(…)