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29/09/2015

Bref II

(...) Elle avait fini, elle mit son panier en équilibre sur sa hanche et s’arrêta au passage près de moi. Elle eut ce geste étonnant après m’avoir tout à l’heure soufflée sur place en si peu de mots, elle posa sa main fraîche sur ma joue et me dit en regardant l’endroit : là, c’est la place de Vénus. 
Je l’ai regardée grimper les trois marches de sortie du lavoir, traverser la place vers le haut, disparaître dans une rue. Plusieurs fois il m’a semblé qu’elle allait se retourner (qu’elle devait se retourner, ne pas me laisser en plan), j’aurais couru la rejoindre, lui promettant d’être à la hauteur de l’évocation de ces trois mots qui occupaient maintenant tout mon esprit. Mais elle ne s’était pas retournée et j’ai pris ma place préférée n’importe où, sur une marche ou une autre, à suivre des yeux le trajet d’une goutte imaginaire dans l’eau qui tombait du canon floral, jusqu’au dernier millimètre visible de moi à l’opposé du bassin carré. La goutte disparue, j’en prenais une autre. J’ai ainsi nagé longtemps sous la surface brassée de houle en tempête. Le soir il m’a beaucoup plu de trouver cent manières d’amener la conversation de mes hôtes autour du lavoir et sa Place de Venise. J’en garde le souvenir indistinct d’une mémoire multiple qui pépie, curieuse d’elle-même autour des autochromes réelles et imaginaires, tandis que des voix sûres posaient des faits du passé, un destin changeant de couronne et quelques détails des révoltes qui pavent l’Histoire. Le tableau fut bientôt parfait jusqu’à la saveur griotte du marbre de Campan, et un vénitien et ce marbre au village, un vénitien vous parlez, c’est tout le village qui aurait choisi ce rouge pour égayer les ardoises et la neige. Il est écrit dans les archives ouvrez les guillemets la couleur rouge sera joyeuse aux femmes, tant que l’on se plaît toujours à dire et à redire rouge griotte de Campan avec ce génie de la langue entre deux verres et deux rires. J’imaginais qu’au milieu du désordre classique de l’Histoire une joie profonde avait emporté ce choix, entre les ardoises et la neige d’une montagne de silence. Mais est-ce que l’un d’entre eux, ou bien tous voyaient comme moi que le bassin de marbre formait au miroir d’eau le cadre d’un luxe étrange, que l’usage domestique et l’usure lente voilaient avec grand soin. Ou bien était-ce moi qui projetais des lumières tout autour du lavoir pour éclairer indirectement le mystère que je n’osais pas mettre au centre de notre conversation. C’était le vertige de l’heure avancée dans la nuit quand une incroyable intimité se coule entre les êtres, quand on dit que le vernis social explose, que les barrières sautent dont on se repent le lendemain, mais à moi il me paraît que pour certains d’entre nous c’est l’enfance retrouvée, dans son intuition pure des alliances nécessaires. Quand le silence est traversé d’évidences sues vitales de part et d’autre. Le vélin de l’Histoire c’est les bêtes égorgées et ceux qui goûtèrent le mystère de l’être. Qui sait ? autrement que pour incliner le destin selon quelque croyance invérifiable. Je préfère celle de mon enfance, l’amour fou qui court entre les lignes de la vie, servir, choyer, au besoin faire rempart, lequel est pensé selon nulle autre définition plus sereine qu’être là entre deux états du monde tant qu’il est besoin de les protéger l’un et l’autre, deux royaumes côte à côte, cœurs ethnocentrés qui survivent au musée des apparences et des preuves constructives. Je garde pour moi la fièvre mouvante des frontières, cette stupéfaction attendrie de l’Histoire, son ferment secret, le lieu de son miel de contrebande où les méchants sont dépourvus de mains, de bouche, d’yeux pour mal faire, destinés à ne savoir jamais lire aucune lumière dans l’ombre.
Qui sait Vénus dans son enfance autrement que sous la forme d’une cohésion ante-minérale.
Qu’importe Vénus aux frontières, c’est son front altier que l’on s’y rappelle. 
J’ai dû dormir ensuite, en lutte savamment inutile autour de la place de Vénus, ce virus contracté en altitude, ce motif de boléro. La fatigue est une ivresse, couvrez-moi, ensevelissez-moi de vos vues, je me couche cependant dans votre intelligence en toute conscience. Je parlais aux montagnes, l’eau du lavoir me répondait sans cesse. Un instant j’ai failli renoncer à aller à la fenêtre mieux entendre les voix réelles qui montaient de la place. Des amoureux jouaient la nuit au lavoir : tous les traits inscrits dans mon esprit se rejoignaient : elle traversa nue le bassin devant lui qui l’attira d’un geste à ses côtés. Ils étaient assis de part et d’autre de la margelle de marbre, bustes embrassés. 
Je savais tout, je pouvais dormir.