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07/09/2016

Le Mur / André Pieyre de Mandiargues

 

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photo © José P.

 

 

« Juan Gris, si j’ai bonne mémoire, dit un jour de la peinture qu’il n’était plus possible d’y voir autre chose qu’une sorte d’architecture plate et coloriée. Ce qui vaut à peu près pour tous les tableaux cubistes, où les éléments du monde extérieur, l’homme, la femme et les simples objets usuels, sont jetés sur un plan en pêle-mêle calculé, à la façon de ces statues et de ces fragments de statues qui servirent parfois de pierre de taille pour bâtir un rempart autour de la cité menacée d’invasion. Avec des guitares, des bouteilles, des verres, des pipes, des paquets de tabac, aplatis comme à la truelle (les premiers collages étant le résultat encore plus direct de la même opération), le cubisme a dressé un mur devant le spectateur. En lui en mettant plein la vue, il lui, pour des années, bouché la vue. (...) Quand le mur eut attiré le coup d’œil initial, tous les yeux, plus ou moins, se fixèrent sur lui. Les peintres ne furent pas lents à s’apercevoir qu’ils disposaient d’un univers en miniature, aussi riche, aussi prodigue, sinon davantage, que le grand, dont leurs prédécesseurs avaient usé au point qu’il devenait tous les jours plus difficile de l’interpréter d’une manière originale. Les lignes du bois, les fissures de la pierre, les taches d’humidité, les auréoles et les irisations laissées par l’essence et par l’huile, les boursouflures et les plaies du crépi dégradé, offraient des jeux de volume et de surfaces qu’il eût été malaisé de trouver aussi suggestifs dans les plaines plantées de grain, dans les hautes montagnes, dans le ciel orageux ou dans la mer furieuse. (...) Les architectures et les ruines, qui avaient longtemps fourni de si hardis et si capricieux modèles et qui servaient plus qu’aux fabricants de pittoresque facile (décorateurs de ballets, amateurs de loques), redevinrent des sujets d’inspiration quand les peintres se furent avisés que leurs murailles, à condition d’être observées de près, fournissaient avec une intarissable abondance des formes beaucoup plus rares et plus émouvantes que celles des murailles elles-mêmes découpées à l’horizon. Il semblait, au premier abord, que cet univers révélé par le mur dût être désertique comme la surface d’une planète morte. Or, c’est tout le contraire qui se produisit, et l’on découvrit une flore, une faune, une humanité (non pas d’« académies » cependant !) bien plus grouillantes et vigoureuses que celle du monde véritable. Un nouvel éden parut dans le jardin minéral. (...) En vérité, le mur est inépuisable. Il est sillonné de crevasses qui sont des motifs de rupture et de bourrelets de ciment qui sont des liens ; il fait ressortir des blocs avec un faux relief ; il montre des coulées de suie ou d’eau, des végétations, des mousses, des traces de couleur abolie, des coups de pinceaux désordonnés et des inscriptions par centaines de mille ; il est une sorte de conservatoire du trait. (...) L’artiste ne donne pas seulement à voir. Son plus grand bienfait, depuis les temps préhistoriques, est qu’ayant su regarder, il l’enseigne aux autres hommes. Or, il nous arrive assez fréquemment maintenant (cela m’arrive) de nous arrêter devant une clôture de terrain vague, la façade d’une usine délabrée, le flanc d’un navire rongé par la rouille, avec autant de plaisir, sinon davantage, que nos pères devant le paysage du Cervin ou celui des falaises d’Étretat. »

André Pieyre de Mandiargues, Le mur in Le Belvédère (1958)

 

 

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© José P.

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© José P.

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© José P.

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© José P.

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photo © Didier du Castel

 

 

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 photo © Jérémie Lenoir   # Lignes de fleurs à Angers