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13/11/2015

Josselin II

James et Fabien se séparèrent à la porte des contrôles aéroportuaires après une longue accolade qui pouvait peut-être prêter à confusion tant ils se tenaient fortement. Il s’en foutait, ils se séparaient jusqu’à Dieu sait quand encore. Leurs tailles, leurs faces abîmées et leurs mains énormes de jumeaux embrassés faisaient une masse incompréhensible autour de laquelle la foule coulait en s’écartant. Un enfant sait souvent poser quelques questions qui importent, mais il n’y avait pas d’enfant ce matin-là quand les deux hommes se disaient ainsi au revoir. James, avec son faible sens de la courtoisie aurait répondu : t’occupe, va rejoindre ta mère, ou à la limite il aurait consenti à dire un fait brut : un jour, Fabien m’a défendu et l’enfant aurait pu imaginer une bataille antique entre des colosses, là où quelques hommes banals leur avaient seulement administré de savantes doses de mesquinerie et de mauvaise volonté. Tandis que Fabien, patient et doux aurait dit : James était sur ma route.
La route en question c’était le travail d’alors pour un important projet à mener avec un ingénieur germano-gallois, James, qui leur était arrivé avec une réputation de chef teigneux. Il s’était bientôt ajouté qu’il était laid, qu’il était misogyne et aussi qu’il buvait. Joli tableau d’une dimension ogresque mais c’était rare d’avoir à faire à une personnalité aussi détestable et obscure, une sorte d’énigme managériale qui aurait survécu au philtre lumineux des valeurs d’entreprise, à l’écrémage de la DRH et à ses critères ambivalents de fer et velours. Alors un intérêt matois se développa dans l’équipe, ils se chuchotaient qu’ « ils lui apprendraient », en cette sorte de formule vague qui était plus convenable dans leurs conversations étriquées que la vérité de leur sentiment : ils auraient sa peau, et au moins l’un d’entre eux pensait à sa place. Fabien à l’époque était concentré sur un objectif plus important que tout : du temps et de l’argent pour son fils Josselin qu’il voyait trop peu. Hors de question de perdre du temps en réunions vaseuses à délayer des faux problèmes techniques et des impasses que l’on examinait sous prétexte qu’elles pouvaient être riches d’expérience à ne pas refaire, tout cela qui entraînait de bêtes heures de travail supplémentaire, or depuis trois ans il cumulait des petits boulots au noir en sortant du bureau et il avait absolument autre chose à faire. Il ne s’était donc pas fait des amis comme ça. Il se trouva que James détestait les palabres en réunion et qu’il le disait de façon coupante. La seule véritable prise de bec eut lieu un mois après son arrivée, le plus âgé des techniciens avait été chargé de faire savoir au butor qu’il devait apprendre à écouter son équipe et comme James leur rigola au nez en disant qu’il les écouterait quand ils auraient quelque chose d’intéressant à dire, ce qui n’avait pas été le cas jusqu’alors, le technicien était parti en claquant la porte, suivi par le reste de l’équipe, sauf Fabien qui choisit son camp sans état d’âme, et c’est comme ça qu'ils devinrent amis. L’énigme resta en place, le reste de l’équipe joua petit mais pas trop non plus, l’intéressement sonnant et trébuchant guide le monde.

La réputation de James était surfaite ou sous-évaluée, selon l’ordre de classement que l’on donnait à ses propres principes : en vérité il n’aimait pas ses semblables, seule l’affection de quelques uns lui importait et que le monde ensuite disparaisse. C’est à peu près en ces termes que James avait énoncé le contexte amical qu’il ouvrait à Fabien, lequel trouva l’âpreté confortable après des années de sollicitude-réflexe qui n’allait pas plus loin que les mots qui sonnaient creux le lundi matin après les vacances avec son fils. James proposa une fois de partager la conduite jusqu’à Lorient et cela dura dix ans. N’importe qui d’autre aurait cherché à occuper le silence d’une si longue route en dégotant des sujets de conversation mais ils préféraient écouter de la musique et si l’un des deux en avait marre et coupait le son, c’était sans commentaire. Les trajets à trois avec Josselin étaient forcément plus imprévus. C’était le Transnationalerien selon le mot de James. Les deux hommes lui firent de cette route une légende, on apprit l’Histoire dans les guides verts et bleus. Puis James chantait en gallois, on n’y comprenait rien, puis il ronflait en dormant et Josselin s’endormait aussi. Il avait des monologues pleins de noirceur, de plus en plus souvent, mais c'était quand il avait trop bu. 

Dix ans après James avait quitté la France et l’industrie pour rejoindre et assister ses parents à Cardiff, où il monta une toute petite entreprise multi-travaux dont l’équipement tenait dans son garage. Il avait même prévu que selon le cours du monde, il aurait souvent à travailler chez des femmes qui vivaient seules, moyennant quoi non seulement la plupart lui foutraient une paix royale pour régler leurs soucis de plomberie, de meuble à monter ou de toit à réparer mais par surcroît il pouvait ainsi choisir sans urgence s’il restait ou pas coucher avec la dame. Fabien trouva ça un peu cynique, James répondit : Quoi cynique ? Il y a maintenant au moins trois femmes à Cardiff qui peuvent compter sur un homme en échange de rien du tout parce que je sais que ce sont vraiment des femmes de bien ! Je faiblis.

En salle d’embarquement, Fabien envoya un message à son fils : Pas de retard.
Puis un autre : James te fait dire que tu as intérêt à te pointer à Cardiff avec Laure avant Noël sinon il vous raye de son testament.

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Bientôt les chaleurs accablantes s’atténuèrent, les longues journées s’écourtèrent, l’air fraîchit, les ciels faisandés perdirent leur bleu, se peluchèrent comme de moisissure. L’automne revenait, ramenant les brouillards et les pluies.
Joris-Karl Huysmans, À vau-l’eau in Nouvelles

 

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(photo : IS)