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25/10/2015

Josselin

Les grandes douleurs sont muettes avait ruminé par anticipation Josselin, alors il avait cherché où il pourrait être assez seul le soir du samedi 17 octobre. Il avait failli être en mer, mais les réparations sur le voilier qu’il devait ramener à Portsmouth avaient été plus longues que prévues, ce serait au mieux pour la semaine suivante. Le jeudi il disait encore qu’il se chargeait d’apporter le vin, tout en ressentant des symptômes grippaux. Le vendredi matin il se trouva faible, mais faible de ridicule à cause de la piètre excuse qu’il était en train de se fabriquer. En même temps que dire ? Le moment venu il faudrait ouvrir le grand livre du monde tel qu’il va, le déposer bruyamment sur la table du salon pour obtenir le silence et une attention religieuse propices à la recherche de la vérité, alors qu’ils auraient tous trop bu. Convoquer le mouvement de marée des siècles dont ils savaient tous déjà qu’il découvre l’affreux paysage des basses misères des hommes ; stupéfaits d’aimer, juste après, la plénitude haute de l’épopée humaine. En passer par quelques chapitres de sa vie privée. Après ça, marcher sur Paris… en rêve comme toujours… 
Tu vas trop loin Josselin…
Il envoya à tout le monde le même message laconique : Samedi soir, ce sera en solitaire pour cette fois. 
Puis un autre à son père : Je serai à Toulouse samedi soir. Quelques minutes plus tard, celui-ci répondait : Ne vide pas mon bar !
 
Il quitta Lorient très tôt le samedi matin. Il connaissait la route par cœur, mieux encore depuis qu’il la faisait lui-même pour aller rendre visite à son père. Lorsque Laure était devenue sa compagne, ils avaient fait ce trajet aussi, car pour parler de lui il était plus simple, plus évident, plus exact de faire cette longue route qui allait de sa mère à son père et retour, c'est-à-dire ce qu’il avait fait pendant près de trente ans. Quand Laure lui avait demandé : Et ton père ? Sa réponse était restée suspendue entre les mots : Mon père… mon père… Je te le présenterai. Ils s’étaient cette première fois là-bas beaucoup promené ; Laure avait ajouté sa ligne d’eau à celle des deux hommes à la piscine Nakache ; chacun semblait savoir attendre l’autre tout le temps, avec attention. En trois jours elle avait trouvé leur univers masculin discrètement ouvert pour elle, une sorte de sourdine avec laquelle elle était invitée à jouer, si bien qu’à plusieurs reprises elle avait eu envie de leur dire qu’ils étaient vraiment très beaux, de ne jamais changer. Une fois sur le chemin du retour, elle avait dit à Josselin : et pas de rugby de tout le weekend ? Josselin expliqua : le Stade jouait à Clermont. Quand on ne voit pas un match, on n’en parle pas. Une partition qui remontait loin, quand la mère de Josselin avait décidé de retourner dans sa Bretagne natale. De ce jour Josselin habita au bord de l’océan et rien dans sa prime jeunesse ne vint contrarier cette évidence partielle que l’eau était son élément. C’est son père qui lui apprit d’ailleurs véritablement à nager et l’été ils allaient tous les deux à l’océan aquitain pour faire du surf ou quelques sorties voile. Même la pratique du rugby telle que son père la lui enseigna s’apparentait à une nage de fond : inlassables passes du ballon sur la largeur de terrain, en aile de huit gamins, chronométrés, et tous pieds nus dans l’herbe. La rudesse des contacts, découvrit-il, plutôt que fracturer, devait délivrer d'une opposition, d’où émergeait une vague fulgurante qui portait le précieux ovale. Pour bien comprendre les règles et la subtilité des rencontres de rugby irriguant les fracas auxquels il assistait, Josselin faisait comme avec les marins qu’il côtoyait encore quelques heures auparavant : il écoutait tout, et longtemps il ne dit rien à ces sujets pointus. Josselin avait une indubitable racine prise en sud-ouest mais d’une variété qui se développa discrètement aérienne le long de l’arbre majeur, en fin connaisseur. Son père, quant à lui, apprit un drôle de vocabulaire nautique, la géographie des vents et des courants majeurs comme mineurs parce qu’il craignait pour son fils puis parce qu’il était fier de lui, enfin la passion le gagna parce qu’il s’en était laissé librement imprégner. Ils s’enflammaient ensemble tantôt pour une course en mer, tantôt pour un ballon aplati chez l’adversaire.
Josselin ne joua jamais aucun match mais assista aux côtés de son père à une mutation du rugby qui était parallèle à la mutation de la société française : le rugby fut hissé sport national, c'est-à-dire qu’il devint un champ médiatique où quelques uns pouvait récolter de l’argent tout en développant comme un écran de fumée l’implacable rhétorique d’une excellence qui existait pourtant de moins en moins. La verve des anciens disparaîtra aussi qui fait encore illusion le dimanche autour des stades lui disait son père, dans ce pays les joueurs se passent aussi bien le ballon que la langue est transmise ajoutait-il amèrement. Le rugby sport de combat dans l’arène des jeux sponsorisés n’avait plus grand-chose à voir avec l’adresse de voyou des aristocrates du ballon ovale qui donnaient naguère aux gens du sud-ouest la sensation de toucher au sublime chaque dimanche et seulement, par ricochet d’onde, au pays tout entier quand c’était le Tournoi des Cinq ou des Six Nations. Les temps changent disait souvent son père, mais parfois il avait un air dangereux en disant ces mots. Ils en parleraient encore et encore. Le danger des temps qui changent, Josselin savait très bien ce que cela voulait dire au large et il n’avait de cesse d’explorer avec son père ce que cela pouvait vouloir dire d’autre. 
Les mythes ont aussi des bas-fonds vivant d’épouvantable mémoire.
 

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René Izaure, Musée Goya à Castres (gravure)

16/10/2015

Roméo

Roméo est un jeune-homme un peu particulier qui doit peut-être beaucoup à son prénom qui est celui de son père, de son grand-père et ainsi dans la lignée masculine aussi loin qu’il a pu remonter dans les archives. Tout petit enfant il avait assez vite su qui de son père ou de lui devait répondre à ce prénom à la façon dont il était prononcé par sa mère (tout en voyelles ronflantes autant que joyeuses pour l’enfant, presque uniquement blotti dans la dernière syllabe pour son mari). La curiosité des choses de l’esprit lui vint brusquement quand un jour c’est son grand-père qui fut appelé Roméo par un autre vieil homme qui ne prêta nulle attention à lui, enfant blotti contre la cuisse du grand-père, l’homme qui crocheta son grand-père avec une familiarité rugueuse, s’exclamant aussi fort que possible : Roméo ! L’enfant qu’il était sembla naître à la question la plus fondée du monde : pourquoi ? Il ne l’exprima pas, mais la roche était fracturée et il y pénétra. La première réponse était dans le dictionnaire (l’homme avait un autre nom de famille), qui ouvrait sur de nouvelles interrogations. À mesure que Roméo apprenait, il devenait plus taciturne, appliqué à comprendre en gardant tout de cet effort et de ses inquiétudes car personne autour de lui ne faisait mine d’être effrayé par son propre parcours intérieur. 
Il nous quittera bientôt dit son père qui le regardait charger des sacs de plâtre, ce qu’il faisait sans plaisir ni déplaisir apparent non plus (les vacances commençaient, aider son père était dans le cours des choses). Il prendra le temps dit sa mère à la suite. Tous deux voyaient en leur garçon la même apparente évidence qui était à leurs yeux l’expression d’une raison cachée, mais claire et simple : leur garçon au fond allait bien, sa vigueur, ses belles épaules, le cadeau de sa figure avenante combinaient une image qui ne trompait pas ; au contraire, il serait bon et bel homme (chaque été forçait un peu sa pudeur ; on voyait, alors),  Roméo serait celui qui aurait su nourrir cette éclosion visible d’une force intérieure dont ils respectaient la source secrète. Dans sa glace Roméo ne cherchait qu’à vérifier qu’il n’avait pas l’air tourmenté. 
Le père de Roméo lui, s’était bien nourri d’une blessure secrète pour élever son fils : jeune homme (un peu trop éméché et trop sûr de lui) sur le point de forcer une jeune fille, mais elle, qui était vive et sûre de pouvoir attendre un lit profond plutôt qu’un recoin sombre dans un couloir isolé, elle vrilla entre ses bras et lui décocha un violent coup de coude dans la mâchoire. Il avait dessoûlé très vite, pris conscience tout aussi vite et cela avait eu une puissance phénoménale dans son esprit, le dernier clou de son éducation planté directement à la tête. Roméo avait donc reçu de son père au fil des années quelques sentences à différents sujets, les yeux dans les yeux ; à la fin son père lui disait : va maintenant. Souvent c’était lorsqu’ils étaient tous les deux sur un chantier, et ce va maintenant consistait à ficeler les affaires de leur déjeuner pris au petit bonheur des lieux et ensuite le regarder travailler. Son père tirait du plâtre une parfaite surface blanche et cela le fascinait, mais seulement tant qu’il parvenait à limiter son regard à la parfaite surface blanche car s’il élargissait à l’ensemble, il se voyait à nouveau au milieu du désordre d’une maison méconnaissable sous les bâches des travaux, et c’était à l’image du désordre redoutable de son esprit, sans l’aisance qu’avait son père pour, ça et là, obtenir le repos des choses aplanies. C’est dans les encyclopédies puis maintenant dans les livres qu’il cherchait à reconnaître la nature qui l’habitait. Il se crut quelques temps très proche des stoïques mais cependant des romantiques aussi.
L’été de ses dix-huit ans, il prit la direction de Vérone où il pensait s’approcher au plus près du foyer incandescent de son prénom afin d’en retirer les couleurs originales, mais c’était si puéril. Il s’ennuya beaucoup, renvoyé d’un tableau à une représentation à une autre image dans une ville qui ne lui disait rien. Il partit le soir même pour Trieste d’où sa famille paternelle était lointainement originaire, il savait même dans quel quartier se rendre. Mais là, personne ne se souvenait de sa famille ni de la succession des Roméo. Il partit à Rome où il ne fit que parcourir des rues en tout sens, Trieste puis Rome en tout sens jusqu’à ce que le dédale des rues s’organise quelque peu dans son esprit, après quoi l’expérience physique du labyrinthe montra une nouvelle fois sa cruelle limite. Il s’ennuya à nouveau, de cette langue qu’il comprenait mais qui ne lui apporterait rien parce qu’il avait déjà compris qu’il avait trop peu à lui apporter de lui-même ; d’être convoité comme d’être rejeté sans raison objective, incapable d’éclairer quiconque sur quoi que ce soit, ni lui sur lui-même. Alors il quitta Rome.
Il fut pris en auto-stop par un couple âgé pour qui il fut un heureux traducteur et garde-malade de leur petit-fils de six ans qu’ils emmenaient visiter l’Italie pour le consoler de son bras dans le plâtre. L’enfant s’ennuyait d’être tenu immobile, Roméo fut son porteur et tout s’enchanta. On décida de quitter le bord de mer pour aller visiter des jardins, puisque Roméo pouvait les mener loin dans les terres et se charger du garçonnet dès qu’il était fatigué. Chaque jour débutait de la même manière par une question : où allons-nous aujourd’hui ? et à chaque fois ils trouvaient. Au jour le jour pensa désormais Roméo. 
 
À la veille de se séparer, le mot demain lui revint à l’esprit, dans une épouvante jamais ressentie auparavant. Roméo qui, si jeune, se montrait d’humeur si égale, était troublé, le grand-père s’en aperçut. À l’heure où l’enfant faisait la sieste, il chercha et trouva Roméo assis sur le parapet. C’est assez haut lui dit-il du ton le plus neutre possible. Roméo répondit très vite, certain d’avoir été compris : ce serait assez haut, oui (et il se pencha vers l’avant pour mieux voir). Le grand-père mit brusquement toute sa vigueur à ceinturer le jeune homme et le tirer en arrière en un clin d’œil, et puis il lui flanqua une gifle : ah non ! lui dit-il, pas de ça ! Pourquoi tu fais ça ? Il n’avait rien à dire mais beaucoup à pleurer, ce qu’il fit dans les bras du vieil homme. Mon garçon… mon garçon… répétait le vieil homme pour l’heure désemparé.
Roméo avait eu le temps d’avoir peur, car s’il n’avait pas voulu se jeter dans le vide, il y pensait parfois, et la panique de quelques secondes qu’il venait de vivre en ayant été jeté à terre par surprise fut pour toujours la réponse absolue à sa vaine volonté de savoir ce qu’il aurait éprouvé à cet instant s’il avait eu le courage de…
 

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 Jacques Muron, Maison noire (gravure)

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(photo : IS)

 

 

07/10/2015

Eygurandes

Théo avait rendez-vous à huit heures du matin au château d’Eygurandes. Un homme grand, taillé large pour la sécurité, presque un rectangle noir, y était en faction sur la première marche de l’escalier extérieur. On n’aurait pas su dire s’il y avait un éclat vif dans son regard d’épaisse créature ou si c’était seulement très bien imité ; de toute façon dans les strates de ce genre de monde, Théo ne jouait guère à arrêter ses idées aux premières impressions ou aux détails qui étaient souvent vrais mais inutiles, ou plutôt inutilisables, comme le serait un chargeur de fusil d’assaut sur une petite arme de poing. Est-ce qu’il avait une arme cet olibrius en costume, le costume qui tombait trop bien pour être de petite confection, mais alors qui peut payer aussi grassement son garde, voilà ce qu’il se dit encore en lui déclinant son identité parce qu’il avait senti qu’il fallait faire ça, justifier de sa présence dans ce vieux château de campagne. Maintenant il devait justifier sa présence ici. L’homme ne lui décrocha pas un mot, fit un lent mouvement directif, de la tête et du regard, vers le sommet des marches derrière lui et la grande porte entrouverte. Théo monta et n’eut pas le temps de s’attendrir dans la lumière du passage traversant qui menait au merveilleux éventail des fenêtres du jardin dont il avait souvenir : c’était donc une femme qui était son rendez-vous ; et pourquoi pas une femme ? Elle était de dos, tournée vers le jardin, et ne sembla pas entendre la porte qui avait grincé quand il l’avait ouverte complètement. Théo toqua alors bien clairement à l’embrasure du salon et eut en réponse un brusque geste impératif : sans se retourner, d’une main elle fit signe : silence, ne bougez pas. Quand plus tard elle se retourna, Théo sut en même temps qu’elle était asiatique, très belle et qu’elle était au téléphone, mais avec cet appareillage ultra-mince réduit à une mouche posée près de la lèvre au bout d’un arc en platine. Aucune chance que ce fût en platine se dit-il en attendant, mais c’était comme le riche costume sur-mesure du garde à l’entrée, une situation improbable où néanmoins déjà, plus rien ne l’aurait étonné. Est-ce qu’elle était vraiment au téléphone d’ailleurs vu qu’elle ne disait rien et qu’elle n’avait aucune de ces expressions du visage qu’on a toujours quand on suit une conversation et, ce qui rajoutait du sel à la situation, c’est qu’elle le regardait bien droit dans les yeux pendant tout ce temps. Il fut maître de lui-même, ne cilla pas. Il crut voir la mouche de velours parcourue d’un frisson, rosir la porcelaine fine, l’incarnat de ses lèvres aurait pu saigner. Mais elle avait les yeux noirs et rien d’autre. Elle dit enfin quelques mots, en regardant ailleurs. Cela pouvait bien être du chinois, en effet, mais la langue inconnue laissait quand même filtrer le ton universel d’une courtoisie très respectueuse. Quand elle lui parla, il se dit que finalement elle devait être française aussi. 
Rien ne dépassait pensait-il, sauf son temps de silence avant de répondre. Jamais aucune expression quelle que fût la question qu’il posait, un long silence, et une réponse au cordeau. Son expertise était-elle destinée à l’assurance ou à des descriptifs de vente ? Elle lui répondit, après un silence : vous me remettrez un rapport d’expertise destiné aux assurances et un autre destiné à des ventes éventuelles. Mais impossible de savoir si à la base c’était l’un ou l’autre ou les deux qu’on attendait de lui. Autre question, relative aux photos qu’il pouvait être amené à faire pour consulter un collègue, réponse après un long silence : chaque chose au château a été photographiée, les fichiers sont à votre disposition, sous différents formats. Vous pouvez cependant faire de nouvelles photos à votre convenance. (Et cela, était-ce une manière de lui dire que l’inventaire du château prévenait tout éventuel abus de sa part ? Ou qu’une seconde expertise, quoique dématérialisée, était prévue ?) Devait-il inventorier parc et jardin, où il avait aperçu des statues et des Médicis ? (là, il mentait, il savait qu’il y avait des statues, de nombreuses vasques anciennes et de beaux bancs de pierre aussi). Réponse, après un long silence : vous me remettrez en effet un rapport d’expertise concernant le parc et les jardins, l’un destiné aux assurances et un autre destiné à des ventes éventuelles. 
Il commencerait à l’instant même, comme il en avait été d’accord.
Peut-être dix minutes après, il s’avança pour voir son rendez-vous qui partait, et le garde qui restait là sur la première marche. Théo pensa qu’ils échangeraient un regard, mais Théo fut seul à exprimer quelque chose dans le sien. Il rentra se mettre au travail.
 
Philippe d’Eygurandes était mort l’automne précédent, sans autre héritier que son neveu qui vendit tout pour se renflouer. En un jour le microcosme d’Eygurandes avait été foudroyé par l’orage qui s’était accumulé au cours des ans dans son ciel. Théo, le cadre d’une photo de famille entre les mains, calculait à quelle époque il avait habité le village, côtoyé la famille Eygurandes comme tout le monde ici, c'est-à-dire vécu, joué, lu, travaillé, aimé et aimé être là avec eux : de ses quinze à ses dix-huit ans, il y a à peu près trente cinq ans donc. Le rez-de-chaussée du château avait été la géniale maison commune de tout le village jusqu’à l’automne dernier, en dépit de tout ce qui s’était passé : Mathieu aurait eu le même âge que lui, Victor aurait eu deux ans de moins, mais il ne savait pas à quel âge Mathilde d’Eygurandes était morte après ses fils. 
Il y avait cent dix neuf cadres-photos sur le mur du salon, que deviendraient les photos ? Les tiroirs pleins ? Les archives. Les jouets. Les armoires, les robes, les dentelles. Le linge chiffré. Et tout ce qu’il n’imaginait pas. Le parfum qui empruntait à ce qui demeurait et se recombinait chaque jour différemment à l’air changeant. 
Il n’était alors jamais monté à l’étage, et il n’avait pour l’heure pas encore osé monter à l’étage, même s’il était payé pour ça : payé pour soulever jusqu’aux tapis dans des bureaux privés, payé pour découvrir les lits dans des chambres secrètes. Longtemps ce fut facile, l’inventaire d’un trésor était plus ou moins excitant, il aurait expertisé des châteaux hantés ou des maisons sous la mer s’il avait fallu. Il ouvrait une nouvelle porte comme il ouvrait un livre, les choses parlaient la langue de l’Art et de l’Histoire, il connaissait tous les accents de la matière et de la technique. Et en reposant le dernier bibelot, il aurait pu faire d’une collection le portrait public, sa face privée et même le relevé de ses turpitudes, aux visages clos qui avaient commandé son expertise et qui se croyaient illisibles parce qu’ils étaient hautains, distants, persuadés ou soucieux de n’être rien dans les choses. 
Mais maintenant toutes les histoires racontaient de plus en plus souvent la même chose. 
Le temps ralentissait un peu lorsque Théo se chargeait de suivre la restauration d’un meuble car c’était alors comme un livre abîmé dont l’histoire en lambeaux aurait pu être perdue ; encore quelques temps et la dislocation aurait été complète. Il lui était arrivé de trouver des pièces de puzzle perdu : par exemple, empilés près d’un bûcher dans une grange, des tiroirs sans commode aux boutons dépareillés dont la marqueterie intacte chuchotait d’une voix fraîche à son esprit : j’ai été faite au XVIIIème siècle. C’était un métier de précaution. Il lisait lentement. Faire restaurer un meuble c’était renouer les fils du temps dans les ateliers d’aujourd’hui, ou peut-être qu’avant tout c’était d’en parler avec ceux qui œuvraient à cela ? Il n’était plus très sûr. Il avait encore la conscience claire après le travail bien fait, quand une dernière fois il lissait du doigt la surface d’un meuble qu’il avait accompagné jusqu’à sa nouvelle demeure, l’impression de souffler sur les derniers mots d’un manuscrit antique recopié à l’encre et qu’il avait participé à transmettre. Mais il n’était plus vraiment très sûr qu’ils soient encore si nombreux à lire à travers l’assemblage des choses. Il chassa de son esprit qu’il était de ceux qui inscrivaient le prix des choses, lequel était toujours écrit plus gros que ce qu’il y avait à savoir de ces choses.
Jusqu’à l’automne dernier, le rez-de-chaussée du château avait au moins été fonctionnel. Le mot s’imposa. Il parcourut du regard un pan de la bibliothèque qu’il se souvenait avoir ouverte, parfois à contrecœur, quand Mathilde d’Eygurandes les envoyait chercher un dictionnaire pour y vérifier juste un seul mot. Il en sourit. 
 
Il avait aussi obtenu de dormir sur place. Après un long silence, elle avait répondu : je vais ordonner de faire préparer pour vous une chambre du premier, à gauche de l’escalier principal. Ce soir pour la première fois il toucherait l’intimité des draps d’Eygurandes. Il pensa : ce sera le passé au présent mais il corrigea la formule avant d’en prendre toute la mesure : ce sera le présent du passé, une nouvelle fois. Théo prêtait du génie, du bon génie, à Philippe et Mathilde d’Eygurandes d’avoir fait de leur maison le palimpseste d’un passé qui n’avait pas tout dit. Ils avaient redéployé les ailes protectrices du château, l’apparat du passage traversant avait été un simple décor de fête, la grande cuisine un moulin ouvert aux quatre vents, quand l’intimité était au bout d’un immense escalier interdit. L’esprit soufflait partout.
 
Quelque chose avait disparu. Et qui étaient les maîtres de maison ?
 

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LIANG ZHAO-XI 梁兆熙  (Chine, né en 1953)