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31/08/2015

Août 2015

On dit que chaque marché présente un visage particulier, mais cela ne tient qu’à un certain nombre de choses issues des tous proches environs géographiques, et un accent. Tous les marchés sont les mêmes sinon. Enlevez les touristes (mais si, enlevez les touristes, qui ne valent que pour l’anecdote qui s’en ira rapporter au loin le goût meilleur de l’été en laissant sur place s’éteindre l’émoi annuel des jeunes épaules mûries au soleil), restent les gens du coin. Hier encore j’ai vu, affalée sur un pliant jaune une femme au sarrau noir sur tablier complet, des traits las en partie démentis par un regard aigu, une moustache féminine démonstrative et contredite par le chignon impeccable. À vendre : des volailles. Problème : cette femme doit avoir 70 ans environ, soit à peu près l’âge de la vieille dame qui me tenait jadis la main à cet endroit précis devant elle, déjà. La marchande de volaille a traversé le temps des marchés. Mais cela encore d’une certaine manière est anecdotique, comme le serait la tenue scrupuleuse des détails météos ; à la St Louis une tendance orageuse cinquantenaire ou un froid nouveau font parler également. Peu importe la météo. Du moment que tout le monde en parle. Leurs silhouettes plutôt que leurs figures, leur flot toujours le même qui parcourt avec aisance une topographie hebdomadaire posée sur une topographie fixe, où une absence y devient une béance, où l’instinct grégaire n’a pas plus d’importance que le flair et l’honnête commerce. Flots, courants parallèles, obstacles, tunnels où l'on disparaît à la vue... font les silhouettes sur le marché. Additions de volontés, d’influences, d’hameçons et parfois de ces sortes de corps-morts. Leurs figures plutôt que leurs silhouettes, étude filée des regards, je les aime, évidents, étonnants ou d’être si peu ou mal cachés. Un matin de marché c’est une lumière monotone, mais dont on n’a jamais assez pour la qualifier (un marché c’est des matins monotones mais dont je n’ai jamais assez pour qualifier la lumière). C’est une perpétuelle aurore du monde dont les glaneurs ou les clochards des plus grosses villes sont toujours l’avant-dernière page du chapitre (à la dernière on fait place nette pour le théâtre d’après-midi). Où les constantes lourdes affleurent sous le poids monstrueux des détails. Le corps social se promène partout nu un jour de marché et je crois qu’il ne le sait même pas.
 
 
É

Du temps que j'étais petite fille, trois pommes et deux souvenirs (les yeux à peine à la hauteur de la table), ou bien plus grande et plus pensive, existaient ce genre de demeures qui sont des châteaux dans le vocabulaire, pour peu qu'on ne revoit pas le même un peu plus loin au cours d'une promenade de deux heures. Ils se confondent tous dans mon esprit, surtout leur grand parc aux arbres centenaires qui s'étirait jusqu'à la forêt en une progression naturellement dense de la végétation mais où j'apprendrai à reconnaître, dans le même temps que d'autres s'ingéniaient à nous séparer, que des esprits éclairés avaient su laisser faire afin que cette progression existât qui illustrait secrètement le seul ordre important du monde : tous les états de la beauté (jusqu'à la dangereuse combe que dissimulaient les fougères et les sables mouvants à l'extrémité entre le canal et la route quand il n'y a plus qu'un petit bois obscurci de grimpantes parasites qui s'y répandaient en froissements de rideau velouté et plein d'une humidité vénéneuse). On dit que des temps sont révolus lorsque le portail immense voit passer notre modeste multitude pour aller au château par l'allée principale, mais cela c'est la nostalgie d'un ordre supérieurement séparé qui s'est cru éternel. L'été commence.
Le temps d'avant les interdictions sanitaires de toutes sortes aussi bien qu'un abandon qui ne dit jamais son nom.
Sur le mur le lézard ; cousin : caillou, empêché de joliesse menue par quelque récit horrifique, dragon réduit qu'une curiosité fantasque aurait pu réveiller, alors la caresse au lézard n'exista jamais. Sur le mur une petite créature allongée est enseignée de la beauté du monde par les nuages polymorphes. Conversation avec les nuages, bestiaire, lenteur, rien n'est incompréhensible seulement d'un sens différé. Le bleu céruléen et les rayons divins allaient et venaient des lectures. De plongeon en lecture, aller la tête la première dans les vagues de lumière et les vrais contes bleus.
Les innombrables ombellifères – répandues en nuées blanches au bord des chemins, et les rosiers arborescents dans tous les jardins et les haies, tous saupoudrent alors naturellement le monde d'une beauté tendre qui peut être contenue en un seul bouquet minuscule aperçu lors des jours qui sont comme des dimanches. Le voile rosé des cardères sauvages, le même que le byssus posé sur la table près du chapeau. Les murs d'églantiers ont des fruits d'étoile rouge semblables au tapis rouge des fraises des bois, semblables aussi aux abeilles de velours grenat d'un rideau de porte et au semis de lys cramoisis au revers d'un fauteuil (et un doigt de cassis). Naturellement tout se retrouve, se répond. Toute disparition saisonnière, consolée.
Les parlers symphoniques au-dessus de moi. Certains racontent avec un soin semblable aux mourants, d'autres sont volubiles et colorent leurs phrases de grands gestes. Observer mais ne rien dire, c'est encore raconter dans un regard car c'est savoir ; la qualité pétrifiante d'une photographie dans cette conversation.
L'ennui n'était pas un état qui serait né d'un océan de vide plus grand, il n'existait que des moments volés à la chasse à l'oisiveté (goût de la contrebande dans ma propre vie). J'ai beau savoir l'alentour verdoyant, cet absolu terrestre qu'est la campagne lorsqu'on en est comme moi la petite fille émanée et aimante, les yeux fermés j'ai toujours l'impression d'être au bord de la mer (je ne sais pas s'il leur restera assez de temps et d'esprit pour avoir le goût des yeux fermés au soleil du petit matin qui passe dans l'échancrure des arbres, entre un chêne et un érable champêtre et ainsi voir la mer).
Ce n'est pas tellement mon enfance qui m'importe mais l'identification du contour des empreintes, le comptage minutieux qui fait toujours loi aussi bien que le détail du mode opératoire ; ou à l'opposé, la saillie unique d'une émotion si violente que tout est blanc temporel autour. La piste du sacré.
 
 
 
 
Larcin (augmenté) 
À la petite école les grandes rondes, immenses cercles qui réunissaient tous les enfants le vendredi après-midi. Le désir au milieu du nombre était aigu au point de pouvoir sentir le souffle du mouchoir se poser dans le dos. Les rondes ne sont plus celles d'antan, on se sent parfois le souffle d'un taureau furieux. Ou celui d'une déesse.
 
Tourner en rond, mais à la façon des rondes d'enfant, quand la ronde n'existait plus vraiment qu'en tant que forme autour de laquelle on suivait une autre forme : une silhouette qui nous devançait, nous échappait ; elle était à égale distance ou il nous rattrapait. Je me souviens du goût de cette joie où les germes du désir et du plaisir n'avaient aucun nom mais la pureté de toute matière extraite des carrières de l'Eden jusqu’à aujourd’hui dans l’âme, un palais, et dedans et autour.
 
À marée basse des chants d’herbe souple
À marée haute des torrents de lave suave 
à dissoudre les plus hauts phares.
À rompre la nuit.
 
 
 
 
Biais de couleur
(…) À côté des bitumes, des terres de Judée et de Cassel, des 
ombres brûlées et des verts de Scheele, des bruns Van Dyck 
et des bronzes florentins, des teintes de rouille et de 
feuille morte, resplendissent, de tout leur éclat, les ors
verdis, les ambres jaunes, les orpins, les ocres de rhu, 
les chromes, les oranges de mars ! (…)
Joris-Karl Huysmans, Le hareng-saur
 
 

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Réversibilité 
“Il y a des femmes* qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles** ; mais celle-ci*** donne le désir de mourir lentement sous son regard.”
Charles Baudelaire, Le désir de peindre in Le Spleen de Paris (petits poèmes en prose)
 
* hommes  **d’eux  ***celui-ci
 
 
 
Attente 
Pendant que je la surveillais, elle murmurait :
 
 
la ruche
le chanvre
le vent cramoisi
l'aconit en poudre
les parquets verts
les ocelles turquoises
la pucelle noyée en couleuvre
les crocus acides sous la langue...
 
Puis je l'ai arrêtée, j'ai arrêté juste à temps l’eau dans l'arrosoir.
 
 
 
 
 
Chagrin
Presque rien (un orgueil)
l'impression de revoir un mirage 
dans un clignement des yeux 
(une joie folle)
ou d'avoir brièvement goûté à l'ozone 
après la foudre 
(un diamant au front).
 
 
 
 
 
 
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 (photo : IS)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Paysages 
 
Tôt ce matin dans l’escalier du premier elle avait jeté un coup d’œil au grand miroir entre les deux chambres, celui où elle n’aime jamais ses pieds. Au deuxième étage, second miroir, regard à ses cheveux dans la lumière qui tombe du vasistas et la couvre de très longues et épaisses vagues de moire brune. Dos tourné à ce miroir en grimpant l’escalier, son pas avait emporté le reflet d’une silhouette d’un autre âge : robes et châles de laine accumulés parce qu’il fait à peu près quatre degrés là-haut, et les pieds nus pourtant. Ainsi vêtue de blanc et emmitouflée dans sa propre chevelure, elle était une femme à demi faite d’un cygne.
 
Elle se voyait entortillée dans des draps collants, 
papillon mort-né dans un suaire ou bien 
enduite de poix et un jour d’inattention, 
à la moindre étincelle, 
elle se serait consumée en un clin d’œil.
 
Parfois l'envie, comme une folie furieuse, d'un regard, 
d'autres fois le contraire exact : 
surtout personne pour me voir.
 
Une femme 
n'est pas changeante ou instable 
plus que quiconque, 
ce sont les chemins de l'âme 
qui mènent à des paysages 
différents, c'est tout.
 
 
 
 
 
 
L'oubliée 
 
Toujours, un sentiment me submerge à la vue des buissons de fleurs : 
le désir de toutes les regarder les unes après les autres, 
toutes les prendre dans le creux de ma main 
pour goûter la beauté de chacune, 
le détail différent, ce qui la fait être différemment belle, 
et n'en oublier aucune.
Parce que l'oubliée pourrait périr dans l'instant ?
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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(photo : IS)